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20 CONTES CHOISIS de Jean-Paul Inisan

extraits de son livre Voyages au-delà du miroir


(Reproductions autorisées avec mention de la source)

L'APPEL DE L'AUTRE

Un jeune étudiant de première année avait l’habitude de  s’appeler lui-même de l’extérieur de la résidence universitaire où se situait sa chambre. Le regard tourné vers la seule fenêtre de celle-ci, les mains en porte-voix, il criait : « Thomas, Thomas, tu es là ? ».  Comme personne ne le connaissait, tout le monde croyait qu’il appelait réellement un autre étudiant que lui-même.

Un vieux jardinier, ayant remarqué son manège, finit par lui demander : « Mais qui appelles-tu donc ainsi tous les soirs ? ». Le jeune homme lui répondit : « Écoutez, je suis ici pour mes études depuis plus d’un mois et je ne connais encore personne, car je ne me lie pas facilement. Arrivé en fin de journée, je me sens comme un zombie ! De m’appeler ainsi de l’extérieur me redonne de la vie, me redonne vraiment l’impression d’exister ! Sinon, quand je me lave les dents avant de me coucher, je n’ai pas l’impression que c’est moi que je vois là-bas en face dans le miroir ».

Le vieil homme sourit et lui suggéra de faire la même chose qu’il faisait chaque soir, mais sans y mettre un nom précis. Le jeune étudiant, mis en confiance par l’attitude bienveillante du jardinier, commença donc à appeler à nouveau en direction de sa chambre, mais sans préciser qui il appelait. De nombreux visages apparurent alors aux fenêtres. Des questions et des exclamations fusèrent : « Oui, oui, qu’est-ce-que tu veux ? »

Comme il insistait, sous la pression amicale de son conseiller improvisé, des étudiants finirent par descendre des étages, ils vinrent  lui parler. Certains étaient hostiles, d’autres plutôt aimables. Bientôt, il se trouva au milieu d’un attroupement très animé. On s’intéressait à lui, certains de ses voisins d’immeuble se présentaient. On lui demandait son prénom, d’où il venait, quelles études il poursuivait, etc. Lui-même posait les mêmes questions aux autres. Le vieux jardinier avait disparu.
 

PLUME D'ARGENT

Le héros de cette histoire s’appelait « PIume d'Argent ». C’était un jeune indien qui avait per­du son père dans une bataille meurtrière et sa mère en était morte de chagrin. Dégoûté par la guerre, il avait opté pour un mode de vie pacifique. Il s’était mis à l'agriculture, s’était marié et avait fondé une famille. Mais l’attaque d’une tribu ennemie lui avait fait tout perdre: cultures, épouse, enfants ... Il ne pensa plus alors qu’à se venger et prit la tête de sa tribu pour mener des représailles sanglantes. Après quelques succès éclatants, vint le temps des défaites. Hésitant sur la suite à donner à sa vie, il consulta le grand sorcier du village. Celui-ci lui conseilla de monter tout au sommet de la montagne en remontant le courant du torrent avec sa pirogue.

II fut très étonné par cette suggestion et se la fit répéter par le chaman. Le courant du torrent était si violent que le plus brave parmi les plus braves ne penserait même pas à lutter contre lui. Mais le sorcier insista: « Là-haut tu trouveras ce que tu cherches ». Alors Plume d'Argent prit sa pirogue et se mit à pagayer en y mettant toute la puissance nécessaire. Bien sûr, il se fit emporter par le courant, qui l'entraîna, qui l'entraîna,  toujours plus bas dans la montagne. Par bonheur il réussit à s'accrocher à une branche et put sauver même son embarcation. C’est ainsi qu’il fit la connaissance d’une tribu pacifique dont les membres étaient heureux et accueillants. Ils l'invitèrent à demeurer chez eux. Mais Plume d'Argent voulait connaître la vérité dont lui avait parlé le vieux sorcier.

Après s'être bien reposé et s'être bien nourri, il reprit sa pirogue et se mit à nouveau à pagayer à contre-­courant. Et il se fit à nouveau emporter, encore et toujours plus bas dans la montagne. Et cette fois-ci encore, il eut la chance de pouvoir se sauver. Mais la tribu qu'il rencontra cette fois-ci vivait de la chasse et de la guerre. Il fut très mal accueilli et dut se battre contre le meilleur des guerriers. Il gagna le combat et les villageois lui proposèrent de rester chez eux, de devenir un de leurs chefs valeureux. Mais il refusa, il tenait trop à la mission qu’il s’était donnée.

Il reprit donc sa pirogue. Et le même scénario se reproduisit. Tantôt il était recueilli  par une tribu agricole, tantôt par une tribu guerrière.

Un jour cependant, complètement découragé, il décida de ne plus résister. Il se laissa emporter par le courant jusqu'à ce que le torrent devienne une rivière calme. Et la rivière devenait finalement un lac immense et paisible. Plume d'Argent se trouvait au milieu du lac, il en voyait les rives. Il n'y avait plus de courant. Il pouvait aller dans la direction qu'il voulait en pagayant tranquillement. Tout autour du lac il distinguait des villages d'indiens, tous différents les uns des autres.


LE LIEU DU COMBAT

Le hasard d’un tirage au sort fait que deux jeunes amis très liés, pratiquant tous deux le même sport de combat, devront s’affronter dans une compétition officielle.

La petite amie de l’un d’eux, hostile par principe à toute forme de violence, saisit cette occasion pour faire valoir ses idées pacifistes. Mais aucun des deux futurs combattants n’a l’air inquiet. A leur insu, elle rencontre cependant les responsables de la compétition pour essayer d’échanger leurs places avec les participants d’autres combats prévus le même jour.  Mais rien n’y fait : les organisateurs sont absolument catégoriques. Le règlement est le même pour tout le monde. Il ne peut être fait d’exception.

Le combat a donc lieu et c’est l’ami de la jeune femme qui le perd. Le croyant humilié, elle le presse d’abandonner la pratique de ce « sport de brute ». Mais elle constate qu’il n’a pas l’air affecté par sa défaite. Elle le surprend même à plaisanter joyeusement avec son vainqueur. Ce qui la contrarie, car elle a une très mauvaise opinion de celui-ci.

Finalement elle consulte son maître spirituel –celui-là même qui lui a enseigné la non-violence. Elle lui raconte ce qui s’est passé. Et, à son grand étonnement, le maître se met en colère. Lui, habituellement si doux, est soudain devenu méconnaissable. Il crie, il vocifère, il l’insulte presque !

Elle ne comprend pas et lui demande les raisons de son attitude.

« Aucune raison, lui répond-il, toujours sur le même ton !

- Ce que j’ai fait est-il si grave pour que vous vous emportiez ainsi ?

- Et toi, lui répond-il, ma colère est-elle si grave pour que tu en sois aussi affectée ?

- C'est la première fois que je vous vois en colère.

- Suis-je toujours la même personne que tu connaissais ou me  perçois-tu comme une personne différente, maintenant que tu m’as vu en colère ?

- Maître, vous êtes toujours le même, répond-elle.

- Et tes deux amis, sont-ils différents maintenant après leur combat ou l’un deux te semble-t-il avoir changé ?

- Ils sont tous les deux pareils qu’avant.

- Pourtant le combat a bien eu lieu ?

- Oui, j’en suis certaine.

- Et il est bien terminé ?

- Oui.

- Donc, la seule réponse que je puisse donner aux questions que tu te poses, c’est que le combat n’a pas eu lieu à l’endroit où tu croyais. Trouve cet endroit et tu seras libérée de tous tes doutes. »
 

LE MOI, L'ENFANT ET LE VIEUX SAGE (RÊVE)

Je me trouvais avec un vieux sorcier (amérindien, si je m’en souviens bien) et nous devions marcher le long d'une falaise très haute pour rejoindre notre campement, situé dans la montagne. Or, je suis sujet au vertige. Je n'avais pas d'autre choix pourtant que d'avancer, car je me trouvais en tête d'une file d'une centaine de personnes et le sentier était si étroit qu'il n'était pas possible de faire demi-tour sans faire redescendre tout le monde. Le sorcier, qui marchait devant moi, devina ma peur et me suggéra de fermer les yeux pour traverser un passage particulièrement dangereux.

Or, immédiatement après moi, il y avait un enfant au comportement agité, qui, depuis le début, n'avait pas arrêté de me bousculer. Le sentier était en ligne droite et j'aurais pu marcher comme un aveugle, en me servant de mon bâton pour me guider sur le chemin ou même en me tenant par la main à l'épaule de mon sage prédécesseur. Mais l'enfant derrière moi me faisait peur. Je n'avais plus le choix, et la file commençait à donner des signes d’impatience. Je plaçai donc la main sur l’épaule du chaman devant moi et je continuai à avancer le long de la falaise.

Tout semblait bien se passer et je sentais le battement de mon cœur qui, petit à petit, reprenait son rythme normal quand, tout d'un coup, il y eut une poussée violente dans mon dos. Je fus projeté contre mon voisin de devant et, pour éviter de tomber, je m'accrochais à lui de toutes mes forces. La conséquence fut immédiate : nous chutâmes dans le vide tous les deux et, je ne sais comment, peut-être emporté par son élan, l'enfant tomba aussi avec nous.

Pendant toute la durée de la chute, qui ne sembla devoir ne jamais finir, je ressentis très fort la présence de mes deux compagnons. Du reste on s'était spontanément donné la main tous les trois, moi au centre, bien entendu. C'était étrange, nous éprouvâmes rapidement comme un sentiment de calme, presque de bien-être, comme si cela nous rassurait de savoir que nous allions mourir ensemble. Et puis nos corps se redressèrent naturellement, tête en haut et pieds en bas. J’eus alors comme une révélation : cette chute était sans fin, nous ne pouvions pas mourir, car le précipice n’avait pas de fond.

Et, après avoir rejailli très haut, le corps droit comme une flèche en bois d'acacia, nous nous retrouvâmes en plein milieu d’une plaine immense. Nous nous tenions toujours les mains, mais nous faisions partie d'une ronde composée de tous nos compagnons de route sur le sentier. Tout était tranquille et on entendait un chant qui semblait venir de je ne sais où, car aucune bouche ne s’ouvrait. C’était un chant à la fois de paix et de guerre, à la fois doux et dissuasif par des tons rauques qui l’émaillaient. Il y avait dans le groupe un tel sentiment de force et d'unité qu'il me fut impossible de définir lequel d'entre nous j'étais en particulier.

C'est alors que je me réveillai : j'ai ouvert les yeux, et j’ai découvert que je m'étais endormi sur la terrasse de mon jardin. On était en été. La nuit noire était couverte d'étoiles argentées et elles déposaient doucement  sur ma tête comme une couronne immense et légère. Mes pieds étaient agrippés au sol, ils semblaient se prolonger jusqu'au plus profond de la terre. Ma respiration était large, large, large comme le monde...

 

PETIT CONTE FANTASTIQUE DE L'ANTIMOI (ou "Ici-Maintenant l'Autre")  

Il était une fois un vaisseau spatial qui allait tomber en panne de carburant en plein milieu de la galaxie. Déjà, les moteurs tournaient au ralenti et une dépression inquiétante commençait à envahir l’équipage. 

Le carburant utilisé à cette époque pour les voyages dans l’espace s’appelait l’ "antimoi". C’était un lointain descendant de ce que les physiciens de notre temps nomment antimatière.  On l’appelait aussi "le différent" ou, quelquefois, pour plaisanter,  « L'Autre ». Le jeune chef mécanicien, dont c’était la première mission, vint à la rencontre du capitaine pour l’informer de l’urgence de la situation. Il leur restait de quoi parcourir encore quelques années-lumière, mais cela représentait en fait  à peine une journée de notre temps actuel. 

Notre ami demanda donc à son chef s’il savait où il pourrait trouver le combustible nécessaire. Le capitaine fut un peu contrarié qu’il soit informé aussi tard de la situation. Mais il sourit et répondit calmement :
- Oui.
- Mais où donc ? interrogea le mécano, intrigué.
- Ici, fit l’officier."

Le jeune homme fut étonné par cette réponse, mais comme elle venait d’un commandant de vaisseau expérimenté, il n’osa pas faire part de ses doutes. Simplement il demanda :

- Mais quand allez-vous le faire  ?
- Je ne peux le faire que maintenant, déclara le capitaine.

Joignant le geste à la parole, il réunit alors les deux éléments nécessaires à la synthèse du carburant et, instantanément, les réservoirs du vaisseau se remplirent de dizaines de milliers de litres d’antimoi. Le vaisseau retrouva immédiatement sa vitesse optimale et la joie de vivre se répandit à nouveau parmi l’ensemble de l’équipage. 

Le mécanicien se tourna vers le capitaine en le remerciant chaleureusement. Celui-ci lui répondit : « De rien ». 
 

LE PHILOSOPHE ET L'ARPENTEUR

L'ARPENTEUR – Eh, bonjour Monsieur le Philosophe, je viens pour mesurer votre territoire !

LE PHILOSOPHE – Désolé, Monsieur l'Arpenteur, mon territoire ne peut être mesuré !

L'ARPENTEUR – Mais si, il peut être mesuré ! Je possède des outils qui me permettront d'en prendre les mesures avec toute la précision et la rigueur nécessaires.

LE PHILOSOPHE – Mais comment voulez-vous mesurer un terrain qui n'a pas de périmètre ?

L'ARPENTEUR – Mais si, c'est faisable ! C'est vous qui croyez qu'il n'est pas délimitable ! Mais moi, d'ici, je vois bien qu'il n 'est pas si grand que ça !

LE PHILOSOPHE – Oui, c'est parce que vous le voyez de l'extérieur ! Si vous venez ici où je me trouve, vous ne verrez aucune limite. Mon domaine s'étend bien au-delà de l'horizon. Il n'y a rien en face de moi ! Venez, entrez et vous verrez comme moi !

L'ARPENTEUR – Que dites-vous ? Moi, je suis en face de vous !

LE PHILOSOPHE – Non, désolé, vous n'êtes pas en face de moi !

L'ARPENTEUR – Ah bon ! Où suis-je alors ?

LE PHILOSOPHE – Vous êtes dans mon territoire !

L'ARPENTEUR – Ah, excusez-moi, je ne voulais pas vous... empiéter sur... mais qu'est-ce que vous dites ? Comment pouvez-vous savoir que je suis dans votre territoire puisqu'il n'a pas encore été délimité ?

LE PHILOSOPHE – C'est parce que vous n'avez pas le bon point de vue. Venez ici et vous verrez les choses autrement

L'ARPENTEUR – Ah, non, c'est impossible ! Mon patron m'a défendu d'entrer dans les territoires que je mesure ! Je dois toujours rester à l'extérieur. Sinon les résultats seraient faussés.

LE PHILOSOPHE – Alors, vous ne verrez jamais mon domaine !

L'ARPENTEUR – Je le vois très bien et je vais le mesurer !

LE PHILOSOPHE – Vous n'en verrez que l'apparence extérieure !

L'ARPENTEUR – C'est tout ce qui m'intéresse !

LE PHILOSOPHE – Vous ratez au moins la moitié de la réalité !

L'ARPENTEUR – Bon, d'accord, si ça vous fait plaisir de le penser, mais laissez-moi faire mon travail d'arpenteur ! Je vous jure que je serai le plus discret possible ! Je ne vous dérangerai pas !

LE PHILOSOPHE – Oui, mais qu'est-ce que vous en ferez après de ces mesures ?

L'ARPENTEUR – Bah, ce sont des chiffres qui serviront à mon patron !

LE PHILOSOPHE – Qui lui serviront à quoi ?

L'ARPENTEUR – Je ne sais pas, moi ! Par exemple, à savoir exactement de quoi il parle quand il parle de votre domaine.

LE PHILOSOPHE – Ah ! Et à qui il en parle ?

L'ARPENTEUR – Oh, à des gens intéressés par votre territoire !

LE PHILOSOPHE – Pour quoi faire, pour le vendre ? Il n'est pas vendable !

L'ARPENTEUR – Ça, c'est vous qui le dites ! Je ne pense que ce soit l'avis de mon patron !

LE PHILOSOPHE – Ce serait malhonnête de vendre quelque chose qui ne peut être mesuré !

L'ARPENTEUR – Bon, d'accord, mais si je vous garantis qu'on ne vous communiquera jamais les résultats de mon arpentage ?

LE PHILOSOPHE – Ah, dans ce cas, c'est différent ! Je veux bien, mais, en échange, je voudrais bien que vous me fassiez une petite visite. Vous allez voir : d'ici le panorama est magnifique !

L'ARPENTEUR – Bon, bon, d'accord, je viens, mais il ne faudra pas le dire à mon patron !

LE PHILOSOPHE – D'accord, je ne dirai rien !

L'ARPENTEUR – Bon, voilà, j'ai fait le premier pas. Voyons ce qu'il y à voir ici !

LE PHILOSOPHE – Bien, mettez-vous à côté de moi. Regardez en face maintenant. C'est très différent de là-bas, n'est-ce-pas ?

L'ARPENTEUR – Ben... pas... pas tellement ! Je ne vois pas où est la différence !

LE PHILOSOPHE – Vous êtes chez moi maintenant !

L'ARPENTEUR – Peut-être, mais je ne vois pas ce qu'il y a de différent de là-bas !

LE PHILOSOPHE – Vous êtes à mes côtés, donc vous devez voir à peu près la même chose que moi, non ?

L'ARPENTEUR – Oui, sans doute, mais je ne vois rien de différent de là-bas !

LE PHILOSOPHE – Bon, je vais essayer de vous aider à mieux voir ! Pourriez-vous mesurer mon domaine maintenant ?

L'ARPENTEUR – Euh... de l'intérieur ? Euh... je ne crois pas que ce soit possible ! Je serais toujours obligé d'avoir au moins un pied à l'extérieur !

LE PHILOSOPHE – Ah ! Et pourquoi ?

L'ARPENTEUR – Parce que... parce que... une limite, c'est toujours la séparation entre deux terrains différents !

LE PHILOSOPHE – Ah, c'est parce qu'ils sont différents qu'on peut les mesurer alors ?

L'ARPENTEUR – Oui, oui, c'est bien ça !

LE PHILOSOPHE – Mais alors, dites-moi : qu'est-ce qui prouve qu'ils sont différents ? N'est-ce pas les mesures précisément ?

L'ARPENTEUR – Oui, oui, c'est bien ça !

LE PHILOSOPHE – Ah, ça se complique ! D'un côté vous me dites que c'est parce qu'ils sont différents qu'on peut les mesurer et, d'un autre côté, vous me dites que ce sont les résultats des mesures qui les rendent différents. Alors, Monsieur l'Arpenteur, dites-moi : sont-ils différents avant ou après les avoir mesurés ?

L'ARPENTEUR – Ah, Monsieur le Philosophe, vous m'embrouillez, je ne sais plus maintenant !

LE PHILOSOPHE – Réfléchissez, Monsieur l'Arpenteur, c'est quoi mesurer ? N'est-ce pas toujours mesurer une distance ? Une distance entre deux points, n'est-ce pas ?

L'ARPENTEUR – Oui, oui, bien entendu, je ne fais que ça !

LE PHILOSOPHE – Alors, maintenant que vous êtes chez moi, regardez-bien d'ici, que voyez-vous en face de vous ?

L'ARPENTEUR – Euh... je vois le paysage, des maisons au loin, des voitures qui passent, des gens qui marchent sur la route...

LE PHILOSOPHE – Bien, mais voyez-vous une limite là, en face de vous ?

L'ARPENTEUR – Non, non, mais c'est parce que vous n'avez pas installé de clôture et qu'il n'y a rien pour délimiter votre domaine : pas de talus, pas de route devant, pas de haie, rien... Mais laissez-moi faire mon boulot et vous verrez que tout ça va rentrer dans l'ordre rapidement ! Nous allons placer des barrières là où il faut !

LE PHILOSOPHE – Nous verrons cela en temps utile. Mais revenons à la distance ! S'il n'y a pas de limite, ça veut dire que, pour l'instant en tout cas, il n'y a pas de distance entre mon domaine et les autres domaines, n'est-ce-pas ?

L'ARPENTEUR – Oui, oui, on peut le dire comme ça tant qu'on n'aura pas procédé aux mensurations nécessaires ! Mais ce n'est pas très sécuritaire de confondre les territoires comme vous le faites ! Cela peut créer des incidents de frontière très graves, vous savez !

LE PHILOSOPHE – Il n'y a pas de confusion, ici il n'y a qu'un seul territoire. Mais je vais aller occuper la place ou vous vous trouviez précédemment, là-bas, à l'extérieur. M'y voici ! Ah, là, je vois bien qu'il y a un domaine bien délimité en face de moi ! Ouahh, je peux même le nommer : « Le territoire du philosophe » ! Ah, là je vois qu'on peut le mesurer, c'est vrai, et même mettre une bonne distance entre lui et moi ! Mais, à vrai dire, ce n'est que de l'apparence, de l'apparence étiquetée.

L'ARPENTEUR – C'est ce que je vous disais !

LE PHILOSOPHE – Oui, mais vous, là où vous êtes, voyez-vous quelque chose qui ressemble à une limite ? Voyez-vous une distance entre vous et moi ?

L'ARPENTEUR – Euh... c'est bizarre... non... je ne vois aucune distance. Mais, je répète, c'est parce qu'il n'y a rien pour marquer la limite !

LE PHILOSOPHE – Mais alors, maintenant, je fais partie du paysage que vous voyez ?

L'ARPENTEUR – Oui.

LE PHILOSOPHE – Et à quelle distance suis-je de vous ?

L'ARPENTEUR – Je vous répète, je ne peux pas le savoir car je n'ai aucune point de repère qui me permettrait de l'évaluer.

LE PHILOSOPHE – Ah, le point de repère, c'est la limite !

L'ARPENTEUR – Oui, il faut toujours partir d'une référence spatiale stable !

LE PHILOSOPHE – Et comment vous sentez-vous alors là, sans la moindre référence ?

L'ARPENTEUR – Ben... pas très bien. Je cherche des points de repères...

LE PHILOSOPHE – Ah ! Je vous propose d'abandonner votre recherche de points de repère pendant quelques secondes. Quelques secondes, ça passe vite, n'est-ce-pas ?

L'ARPENTEUR – Bon, d'accord. Ouaah ! Formidable, je vois votre territoire ! Ouaah, il est immense ! Vous aviez raison, il n'a aucune limite. Mais alors, ici tout vous appartient ? C'est insensé !

LE PHILOSOPHE – Et vous, où êtes-vous là-dedans ?

L'ARPENTEUR – Moi, moi ? Je ne sais plus, il n'y a plus de moi ! Mais ça alors ! C'est mon domaine à moi aussi ! Moi aussi, je m'appartiens, ouaah !

LE PHILOSOPHE – Et moi, comment me percevez-vous ?

L'ARPENTEUR – Pareil ! Pareil ! Vous faites partie de mon domaine !

LE PHILOSOPHE – Ah, je vous appartiens alors ?

L'ARPENTEUR – Oui, non ! Oh, c'est nous qui appartenons au domaine, en fait ! Oui, c'est ça, c'est ça !

LE PHILOSOPHE – Bon, voulez-vous sortir de chez moi à présent afin que vous puissiez reprendre votre travail d'arpenteur et moi ma place de philosophe ?

L'ARPENTEUR – Euh... non, oui. D'accord ! Voilà, je suis sorti. Ah, je vois à nouveau les limites de votre territoire ! Je suis désolé, je vais être obligé de me conformer aux instructions de mon patron et d'accomplir ce travail.

LE PHILOSOPHE – Oui, oui, allez-y, d'ici je vois bien maintenant que ce travail fait aussi partie de mon domaine !

 

PAR LA FENÊTRE 
(conte en forme de poème chanté)

J’ai ouvert ma fenêtre et j’ai vu
J’ai ouvert mes yeux et j’ai vu
Sur une grande place
Des enfants faisaient des grimaces


Et ça faisait rire les passants
Ils prenaient tout leur temps
Ce n’est pas difficile
On aurait dit des crocodiles

Et les passants exhibaient leur dentition
Avec une touchante application
Debout sur leurs pattes arrière
Avec leurs queues ils tapaient par terre

J’ai ouvert ma fenêtre et j’ai vu
J’ai ouvert mes yeux et j’ai vu
Sur un grand espace
Des adultes agitaient leurs carapaces


Ils le faisaient sans s’accroupir
C’était leur manière d’applaudir
Mais ils n’en avaient pas conscience
Seul moi voyais leur innocence

Et peut-être aussi les gamins
Car ils étaient malins
Ils les libéraient de leurs cages
Les rendaient à leur vie sauvage

J’ai ouvert ma fenêtre et j’ai vu
J’ai ouvert mes yeux et j’ai vu
Sur un grand espace
Les enfants faisaient des tours de passe-passe


Mais sans faire de pied-de-nez
Simplement pour s’amuser
Et il y avait de plus en plus de monde
Sur cette place juste face au centre du monde

Il y en avait de toutes les couleurs
Des petitesses et des grandeurs
Et cette énorme foule
Devenait comme une grande boule

J’ai ouvert ma fenêtre et j’ai vu
J’ai ouvert mes yeux et j’ai vu
Sur un grand espace
Cette boule follement vorace


Qui en roulant ne cessait de grossir
Allait bientôt tout envahir
Se déplaçant comme une tornade
Elle détruisait toutes les barricades

Je l’ai vue rentrer chez moi
Mais je suis resté droit
Je suis resté de moi le maître
Je n’ai pas refermé ma fenêtre

Je n’ai pas refermé ma fenêtre et j’ai vu
J’ai ouvert mes yeux et j’ai vu
Sur un grand espace
À la mort je faisais face


Et j’ai été emporté par le torrent
Je n’ai pas résisté à son courant
Il m’a emporté sur d’étranges rivages
Où il y avait de drôles de personnages

Nous étions tous nus
Et au début un peu confus
Nous nous écrivions de loin de très longues lettres
Pour apprendre à nous connaître

J’ai laissé ma fenêtre ouverte et j’ai vu
J’ai gardé mes yeux ouverts et j’ai vu
Sur un grand espace
Une immense paperasse


Nous étions de bons écrivains
Mais nous restions toujours aussi lointains
À la fin même les plus prudes
Changèrent totalement d’attitude

Il se produisit comme une explosion
Et puis nos corps s’unirent en fusion
Nos âmes lentement au-dessus s’élevèrent
Transparentes et légères

J’ai laissé ma fenêtre ouverte et j’ai vu
J’ai gardé les yeux ouverts et j’ai vu
Sur un grand espace
De moi je ne retrouvais plus la trace


Mais le spectacle était fini
Je me suis retrouvé ici
J’ai retrouvé mon espace
En-deçà de toute grâce

J’ai baissé le rideau
Je n’ai pas regardé à travers les carreaux
Après avoir refermé ma fenêtre
J’ai soigneusement bouclé le périmètre

J’ai fermé ma fenêtre et j’ai vu
J’ai fermé les yeux et j’ai vu
J’étais dans un tout petit espace
Tout au fond d’une impasse


L'APPLAUDISSEUR APPLAUDI

Il était une fois, dans un pays lointain, situé dans l'Himalaya, un enfant qui avait été placé dans un monastère par ses parents. C'était un honneur et une coutume dans ce pays qu'au moins un des enfants de la famille suive l'enseignement d'un maître et soit initié aux rites sacrés ainsi que soumis aux règles qui régissent la vie dépouillée d'un moine.

Akar était un enfant d'un caractère joyeux, qui n'avait jamais posé de problèmes à ses parents, et la vie monastique ne lui faisait pas peur. Il savait qu'il ne serait pas le seul enfant de son âge dans l'établissement, et il se réjouissait à l'avance de nouer des liens de complicité avec de futurs amis, dans une ambiance certes austère mais où il aurait aussi l'opportunité d'acquérir des connaissances. Le programme incluait en effet l'étude de nombreux textes anciens, ce qui l'obligerait certainement à progresser dans sa maîtrise de la lecture et de l'écriture.

Au début, tout se passa bien, hormis un petit problème d'adaptation que le maître du monastère eut le don de résoudre intelligemment, quoique de manière peu conventionnelle. Akar souffrait d'un défaut lié à sa nature joyeuse et expansive. Il était d'un naturel bavard. Il ne pouvait pas s'empêcher de commenter à voix haute les propos de ses enseignants et, parfois même, il troublait le recueillement des moines par des exclamations qui, certes, témoignaient d'un zèle enthousiaste, mais avaient aussi pour effet de perturber l'atmosphère méditative du monastère.

Le maître mit au point une stratégie destinée à corriger l'élève, sans pour autant le décourager. Il invita les moines à applaudir très fort chaque fois qu'Akar se manifesterait inopportunément.

Au début, l'effet produit sur l'enfant par les applaudissements nourris des moines et des autres novices était paradoxal. Il se taisait immédiatement, l'air étonné. Par la suite, il continua à s'exprimer bruyamment, mais l'assemblée frappait encore plus fort des mains jusqu'à ce qu'il ne parvienne plus à s'entendre lui-même, et alors il arrêtait de s'agiter. Enfin, il finit par frapper des mains lui-même, ce qui faisait sourire les moines et les autres enfants.

Il semble qu'il intériorisa ce comportement, car on le surprit en train de s'applaudir lui-même alors qu'apparemment il se trouvait seul et dans le silence. Craignant qu'il soit en train de perdre l'esprit, un jeune moine, nommé Dachen, questionna le maître en aparté sur ce sujet. L'enfant n'aurait-il pas dû s'applaudir lorsqu'il était agité plutôt que lorsqu'il paraissait calme et silencieux ? Le maître lui répondit :

– Et toi, t'applaudis-tu quand tu es silencieux ?

– Mais, Maître, je ne suis pas du genre bavard et je me suis toujours soucié de respecter le recueillement de mes frères. Je n'ai pas besoin de m'applaudir.

– C'est bien, tu as toi-même répondu à ta question.

– Oui, mais ne serait-il pas logique qu'Akar s'applaudisse quand il est bruyant au lieu qu'il le fasse quand il est silencieux ? C'est ce que nous lui avons appris, n'est-ce pas ? Nous lui avons appris à applaudir le bruit et voilà qu'il se met à applaudir le silence ! Comment cela est-il possible ?

– À vrai dire, ce jeune garçon est en train de faire un bond en avant dans la compréhension de ce qu'est sa véritable nature et de ce qu'est le silence, le vrai silence.

– Maître, je ne comprends pas !

– Quand Akar s'applaudit, comment sais-tu qu'il est dans le silence ?

– Je l'ai observé plusieurs fois sans qu'il me voie. Il a frappé des mains alors qu'il ne s'exprimait pas et il ne faisait aucun autre bruit.

– Il y a plusieurs contradictions dans ce que tu viens de me dire. S'il frappait des mains, il rompait nécessairement le silence et peut-être aussi était-il intérieurement très agité.

– C'est un garçon très expressif et il paraissait très calme.

– Tu ne peux présumer de ce qui se passe à l'intérieur d'un autre être que toi-même !

– Oui, maître, mais je ne comprends pas l'intérêt de rompre le silence.

– N'est-ce pas ce que tu es en train de faire ?

– Oui, maître.

– Et cela t'empêchera-t-il de retourner dans le silence ?

– Non, Maître.

– Alors, ma conclusion est qu'Akar est en train de devenir son propre maître.

– Cela n'est pas conforme à votre enseignement. Nous avons tous besoin d'un maître tant que nous ne sommes pas totalement accomplis.

– Bien entendu, mais Akar est un enfant et, pour l'instant, il ne peut prétendre être autonome ni physiquement ni spirituellement. Mais il apprend déjà la vraie nature du silence.

– Que voulez-vous dire, Maître ?

– Que le vrai silence est au-delà de l'opposition entre le silence et le bruit, qu'ils soit extérieurs ou intérieurs à soi-même. La vraie tranquillité est au-delà de l'opposition entre la tranquillité et l'agitation.

Sur ces paroles le maître mit fin à l'entretien.

De nombreuses années plus tard, Akar était devenu lui-même un grand maître. Le moine Dachen, qui avait beaucoup vieilli, vint le consulter. Après les échanges protocolaires d'usage, suivis d'une brève évocation de leur leur ancienne vie au monastère, ils abordèrent des thèmes plus spirituels.

– Maître, lui dit-il, je vous ai vu grandir et je dois avouer que je ne croyais pas que vous parviendrez à l'état de connaissance qui est aujourd'hui le vôtre. Pour ma part, j'ai suivi jusqu'à présent tous les préceptes de l'enseignement, je me suis conformé à toutes les obligations qu'il impose, je n'ai jamais manqué de participer aux rites qui le célèbrent. Bien entendu, je ne regrette pas de m'être engagé et d'avoir poursuivi dans cette voie que j'ai choisie, il y a plus plus de quarante années. Mais nos deux parcours ayant été longtemps à peu près semblables, je voudrais savoir aujourd'hui quel a été l'élément ou l'événement qui, de votre point de vue, a fait qu'ils aient finalement pris des directions différentes. Aujourd'hui, tout le monde vous considère comme un être accompli alors que moi, j'ai l'impression de ne pas avoir beaucoup progressé depuis le temps où nous partagions la même vie au monastère.

En guise de réponse, le maître sourit à son interlocuteur et se mit à frapper des mains. Dachen n'avait jamais oublié cette phase étonnante de la formation d'Akar, qui avait été marquée par les encouragements déconcertants que les moines lui dispensaient en l'applaudissant. Malgré ce que son ancien maître lui avait dit, il avait continué à s'interroger sur la pertinence de cette stratégie. C'était le seul cas, au cours de sa longue carrière monastique, où il avait pu observer la mise en place d'un dispositif comparable. Et maintenant, le maître qu'il était venu consulter semblait lui signifier que cela avait été l'élément déterminant de son évolution spirituelle. Souhaitant compléter la réponse qui lui était adressée, il demanda :

– Maître, vous voulez dire que ce sont les applaudissements qui vous ont le plus aidé à devenir ce que vous êtes aujourd'hui ?

Le maître se mit à battre des mains encore plus fort.

– Voulez-vous me dire que, moi aussi, je parle trop ?

Le maître continua à applaudir.

– Bon, je cesse de parler. Le moine cessa de parler et entra en méditation, l'esprit bientôt vide de toute pensée.

Le maître continua à applaudir.

– Maître, je ne comprends pas ce que vous voulez me dire. Je vous remercie d'avance de me dire au moins quelques mots pour me mettre sur la voie.

Le maître continua à applaudir.

Déconcerté et dépité, Dachen s'était déjà prosterné plusieurs fois devant son illustre interlocuteur et s'apprêtait à quitter les lieux quand il entendit la voix de celui-ci  :

– Allez-vous partir d'ici, moine Dachen, sans avoir rien appris de moi et, en plus, dans un état de colère qui risque d'être préjudiciable à votre karma ?

– Maître, je ne suis pas en colère, mais je suis déçu de ne pas être capable d'interpréter le message que vous m'adressez.

– Il n'y a pas de message.

– Pas de message ? Alors, pourquoi applaudissez-vous, quoi que je fasse ?

– Pour le savoir, je vais vous inviter à en faire autant vis-à-vis de moi. Mais, avant de commencer, il faut que nous soyons bien d'accord. J'ai dit : « quoi que je fasse » ! Quoi que je fasse, vous devrez battre des mains !

– Maître, je ferai comme vous le dites !

– Bien, commençons. À partir de maintenant vous allez applaudir tout ce que je ferai.

Dachen se mit à applaudir.

– C'est bien, moine Dachen, mais êtes-vous certain de faire ce que je vous ai demandé ?

– Euh... je...

– Attention, Dachen, vous devez applaudir, quoi que je fasse, quoi que je dise !

Le moine reprit ses applaudissements.

– Dachen, ce n'est pas ce que je vous ai demandé !

Le moine hésita un instant puis il reprit ses applaudissements.

Le maître resta dans le silence : Dachen applaudit. Le maître se leva : Dachen applaudit. Le maître tomba par terre : Dachen applaudit. Le maître sortit de la pièce : Dachen cessa d'applaudir.

Il revint dix minutes plus tard. Dachen ne bougea pas.

– Que faites-vous, moine Dachen ?

Le moine se remit à applaudir.

La séance se prolongea ainsi pendant un temps indéterminé. Et puis, soudain, le maître se mit lui-même à frapper dans ses mains. Dachen fut déconcerté. L'idée qu'Akar était en train de se moquer lui effleura l'esprit. Mais il se rappela qu'il devait continuer à applaudir. Il comprit alors qu'il applaudissait les applaudissements du maître. Et, après quelques minutes, pendant lesquelles il frappa inlassablement dans ses mains, il crut soudain découvrir, dans le regard de son partenaire, comme une expression de reconnaissance, presque de gratitude. Il saisit, à ce moment-là, la signification de l'expérience en cours : le maître également était en train d'applaudir les applaudissements de Dachen. Mais, se dit-il, quel sens cela peut-il avoir d'applaudir l'autre quand l'autre m'applaudit ? Et vice-versa ? Et vice-versa.

Il arrêta immédiatement de battre des mains. Le maître continua encore à applaudir pendant quelques instants, en hochant la tête et avec toujours, dans son regard, cette lueur qui disait son approbation ou même son admiration. Enfin, il s'arrêta : un vide lumineux remplit l'esprit de Dachen et lui ouvrit le cœur à l'infini. Il s'éveilla à sa vraie nature.

En quittant les lieux le moine souriait en se rappelant la dernière phrase qu'avait prononcée son ancien maître, quand il l'avait consulté au sujet du comportement inquiétant de cet enfant qui s'applaudissait lui-même.
 

LES DEUX ENFANTS

Les personnages de ce conte plutôt banal sont deux enfants qui vivent dans deux villes différentes. Ils ne se connaissent pas, mais leurs familles respectives sont toutes les deux aussi pauvres l’une que l’autre. Elles ont un autre point commun : elles vivent toutes deux dans un quartier riche. Les deux enfants se  sentent défavorisés par rapport à leurs camarades du voisinage. Quand ils sont  invités chez eux, ils constatent que leurs familles possèdent beaucoup de choses dont eux-mêmes sont dépourvus.

En particulier, ils sont tous deux attirés par les nombreux livres qui remplissent les bibliothèques des intérieurs bourgeois. Chez eux, il y a très peu de livres. Il y a beaucoup de dvd et de cd, mais très peu de livres ! Alors ils décident d’en voler directement, là où il y en a le plus : dans la grande librairie la plus proche de leur domicile.

Mais, un jour, tous deux sont pris en flagrant délit. Et on découvre alors chez eux une quantité impressionnante d’ouvrages volés.

Et c’est ici que les deux histoires divergent.

Le premier de ces enfants fait l’objet d’une condamnation sévère. Il est placé dans une maison spécialisée. Le deuxième fait l’objet d’une attention particulière du vieux libraire chez lequel il commettait ses larcins. Le vieil homme s’inquiète de savoir pourquoi il volait des livres plutôt que, par exemple, des cd, des dvd ou d’autres gadgets de ce type. Il décide alors que c’est un garçon avide de connaissances. Il  retire donc sa plainte et il le félicite pour son appétit intellectuel. Il le valorise. Il l’invite chez lui, lui fait connaître d’autres livres, l’encourage sans cesse à se cultiver.

Inutile de vous raconter la suite. Vous connaissez aussi bien que moi le destin respectif de chacun de ces deux enfants ! Ce sont les significations collées sur le comportement  de l’un et de l’autre qui ont été décisives.
 

LE VIEUX SYNDICALISTE (histoire vraie)

Un jeune diplômé d’une grande école nationale fut nommé à la tête d’une entreprise publique. Supposons qu’il s’appelait Martin.

Au cours d’une réunion, les cadres ainsi que les délégués du personnel lui furent présentés. On lui présenta un vieux syndicaliste, disons Monsieur Gomez,  connu pour sa combativité et son dévouement à la fois au personnel et à l’entreprise. Le nouveau directeur le regarda et lui dit « Ah, c’est toi Gomez ! ». Instantanément celui-ci répondit en regardant son interlocuteur droit dans les yeux : « Et toi, c’est Martin ! ». Surpris, le directeur lui sourit et passa au suivant.

Par la suite, les relations entre les deux hommes furent empreintes de courtoisie. Le directeur vouvoya toujours son employé et celui-ci fit de même avec lui. Malgré les nombreux conflits sociaux qui les opposèrent, un profond respect l’un de l’autre en fit de véritables amis, bien que jamais ils ne l’exprimèrent.  

 

LE PROFESSEUR ET LE CHAMAN

Plusieurs années après avoir perdu la femme qu’il aimait profondément, un grand professeur d’université se sentait toujours aussi affecté. Il avait suivi plusieurs thérapies de toutes sortes, avec les praticiens les plus renommés, mais il se sentait toujours aussi déprimé.

En désespoir de cause, sur le conseil d’un ami en qui il avait confiance, après avoir longtemps hésité,  il parvint à surmonter ses préjugés rationalistes : il consulta un vieux chaman. Celui-ci l’écouta poliment puis lui demanda de sortir immédiatement de chez lui et de frapper à nouveau à sa porte. Le professeur fit ce qu’on lui demandait et il attendit la réponse du chaman. Le vieil homme parla très fort pour qu’il l’entende à travers la porte fermée. Il lui demanda d’exposer à nouveau son problème, mais en restant derrière la porte fermée puis, lorsqu’il aurait fini, d’ouvrir la porte et d’entrer dans la pièce. Bien que surpris, le professeur accepta cette procédure étrange en se disant qu’il s’agissait là sans doute d’une sorte de rituel purificateur. Après avoir parlé de lui pendant un long moment, il lui sembla que cela était suffisant : il ouvrit la porte et rentra.

Le vieux guérisseur lui demanda alors de recommencer : sortir, dire ce qu’il avait à dire puis rentrer. Et ainsi de suite. Cela dura un certain temps. Au fur et à mesure des entrées et des sorties, le discours du professeur devenait de plus en plus laconique. Les entrées et les sorties se succédaient donc à un rythme de plus en plus rapide. A la fin du processus, c’est le silence qui advint.

Alors le chaman accueillit son hôte à l’intérieur de la pièce bien fermée. Il lui demanda à nouveau quel était son problème. Mais le professeur ne répondit pas. Les deux hommes se regardèrent longuement en silence.

De grosses larmes se mirent à couler soudain sur le visage du professeur. Ce n’était pas des sanglots, car il paraissait calme, presque serein. Mais ces larmes coulaient comme si elles venaient d’ailleurs. Il lui semblait qu’elles ne lui appartenaient pas. Il n’avait jamais pleuré de sa vie. Mais là il pleurait et, en même temps, il se sentait détaché. Le chaman ne lui demandait pas pourquoi il pleurait. Il n’y avait plus de mots dans sa tête. C’est comme s’ils étaient restés dehors, derrière la porte, n’est-ce pas ! Tout ça ne voulait rien dire, et il se sentait bien avec ça !

Il dormit longtemps dans cette pièce. Et quand il se réveilla la porte était grande ouverte. Il n’y avait plus de porte. Il n’y avait jamais eu de porte.
 

LES DEUX MASQUES (ou La vraie histoire de Zorro)

C’était un homme qui disposait de deux masques différents. Le premier était celui d’un individu héroïque et chevaleresque, qui ne craignait personne. Quand il revêtait ce masque, il se sentait brave, invulnérable, et il sillonnait les campagnes pour défendre la cause de tous ceux qui avaient besoin de lui. Mais quand il portait le second masque, il devenait totalement différent. C’était un courtisan lâche et opportuniste, qui prenait systématiquement le parti des forts contre les faibles.

Changer de masque signifiait aussi changer de lieu. Dans sa maison, tout le monde le considérait comme un homme de peu de valeur. Mais dès qu’il prenait son cheval et parcourait en galopant la merveilleuse campagne environnante, il n’était plus le même. On reconnaissait alors le héros invincible sur lequel les plus démunis pouvaient compter pour faire régner la justice.

Il avait un serviteur qui passait beaucoup de temps dans le silence, car il était sourd-muet. Ce handicap lui permettait de se promener librement sur les routes et dans les villages où il recueillait des informations précieuses pour son maître, avec lequel il communiquait par gestes. Il était aussi à son service  quand celui-ci était dans son rôle de courtisan obséquieux. Les gens ne se méfiaient pas de lui et parlaient en sa présence comme s’il ne pouvait rien comprendre à leurs paroles. Ils ignoraient qu’il possédait la faculté de lire sur les lèvres.

Or, il advint que ce serviteur si précieux disparut soudain. Au début, son maître fut très affecté, car c’était plus qu’un ami qu’il perdait. C’était presque une partie de lui-même. Mais, après quelques semaines, il  se produisit en lui un changement surprenant. Il ne devint pas silencieux mais lui, qui était d’un naturel plutôt bavard, devint d’une discrétion exemplaire. Ce n’était pas de la tristesse, car il était souvent de bonne humeur et de compagnie agréable. Mais il ne jouait plus aucun de ses deux rôles. Il n’était ni héros ni courtisan ! C’était comme si son serviteur était parti en emportant les deux masques avec lui.

Cependant, un beau jour, celui-ci fut de retour. Et son maître le reprit aussitôt à son service, avec les mêmes fonctions qu’autrefois. Il se réjouissait déjà de pouvoir jouer ses deux grands rôles favoris, que le retour de son employé lui permettait d’incarner à nouveau. Mais le souvenir de la période de sérénité qu’il venait de traverser le troublait.

Il rejeta finalement les deux personnages et partit vivre, avec son fidèle employé et ami, vivre dans une région lointaine. On n’entendit plus jamais parler des deux compères.

Ils laissèrent les deux masques. Devinez où.


LES DEUX MOINES

Deux jeunes moines zen supplient leur maître de leur révéler enfin leur vraie nature. Le maître leur indique un lieu dans la forêt où ils trouveront la réponse. C’est un endroit où de grands miracles s’accomplissent, leur dit-il. Il leur précise que des panneaux leur indiqueront la bonne direction pour qu’ils puissent le localiser exactement. 

Ils marchent pendant une journée entière en suivant les directions qui leur sont indiquées par les panneaux qui se succèdent le long des chemins et sentiers. Le soir, alors que la nuit commence à tomber et qu’il fait déjà sombre, ils parviennent à un carrefour équipé de deux panneaux fixés sur un même poteau, mais indiquant deux directions opposées pour le lieu qu’ils recherchent. Ils examinent attentivement les inscriptions afin de vérifier si l’une ou l’autre n’a pas été falsifiée. Les écritures et les encres utilisées sont différentes. Et ils ne parviennent pas à se mettre d’accord sur leur authenticité. Alors ils se mettent à étudier les cartes qu’ils ont apportées avec eux. Le lieu est bien indiqué et semble très proche de l’endroit où ils se trouvent. Il semblerait même que ce soit exactement l’endroit où ils se trouvent. Cette interprétation finit pas les satisfaire tous les deux et ils décident de dormir sur place.

Le lendemain, quand ils se réveillent, il fait grand jour et, en réexaminant l’un des panneaux,  ils découvrent qu’ils avaient mal lu l’une des inscriptions. L’orthographe de l’une d’elles est légèrement différente, mais cela indique un lieu très éloigné de celui dont ils avaient cru précédemment lire le nom. Ils se remettent donc en route, marchent à nouveau pendant une journée et, arrivés au soir, ils parviennent à nouveau à un carrefour, avec à nouveau deux panneaux semblables indiquant des directions opposées. A nouveau ils les examinent et sortent leurs cartes. A nouveau le lieu leur semble très proche. A nouveau ils passent la nuit sur place. Et, le lendemain, ils constatent à nouveau leur erreur. Et cela se reproduit pendant plusieurs journées successives. 

Enfin, un soir, ils parviennent au carrefour avec les panneaux indiquant les deux directions opposées. Mais, au lieu de discuter et de consulter leurs cartes comme ils le faisaient habituellement, ils décident que chacun d’eux suivra une des deux directions indiquées. Ils s’éloignent donc l’un de l’autre et finissent rapidement par se perdre de vue. Après quelques heures de marche au cours desquelles ils peuvent vérifier, en les éclairant à la bougie, d’autres indications leur confirmant qu’ils sont sur le bon chemin, chacun d’eux aperçoit une ombre qui vient à leur rencontre dans la nuit. Un peu apeurés, ils s’en approchent quand même et ils sont soudain surpris de se reconnaître l’un l’autre. Et ils sont encore plus surpris de se retrouver exactement à leur point de départ, là où se trouvent les deux panneaux contradictoires. Pour s’assurer qu’ils n’ont pas commis une erreur, chacun d’eux refait le chemin de l’autre. Le résultat est le même. Ils finissent par se rencontrer au même endroit. Ils le refont encore et encore. Et encore et encore ils se retrouvent à leur point de départ.

Alors, découragés et épuisés, n’ayant plus la force ni de parler ni même de penser,  ils s’assoient en silence.  Et, soudain, en levant la tête, ils aperçoivent les deux panneaux en forme de flèche, l’un dirigé vers chacun d’eux, l’autre dirigé dans le sens opposé, désignant à la fois le paysage et leur compagnon. Ils comprennent alors qu’ils sont enfin parvenus à ce lieu qu’ils recherchaient et auxquels leurs pas n’avaient jamais cessé de les reconduire.


CONTE FANTASTIQUE DU UN ET DU DEU
X

Un grand savant construisit un robot très élaboré afin qu’il prenne soin de lui. En effet il avait une petite santé et, comme il vivait seul et consacrait tout son temps à la recherche et à des expériences dont il ne voulait communiquer les résultats à personne, il créa cette machine androïde. Elle était capable d’effectuer toutes les tâches domestiques nécessaires, mais elle avait aussi été programmée pour diagnostiquer toutes les maladies et pour prescrire les traitements adéquats. Elle s’acquitta de la tâche qui lui avait été confiée avec le zèle et la compétence attendus.

Or, il advint un jour que le sort de l’humanité fut entre les mains de cet éminent savant. Lui seul possédait la connaissance nécessaire pour sauver la terre d’une collision qui lui serait fatale. Il était le seul en effet à avoir mené des recherches sur la nature  et la trajectoire imprévisible d’un météorite géant qui se dirigeait vers la planète à une vitesse de plusieurs centaines de kilomètres à la seconde. Il disposait d’un délai d’une semaine pour mettre au point un dispositif suffisamment puissant pour éviter le télescopage qui mettrait fin à l’humanité.

Par malchance, c’est dans ces circonstances dramatiques qu’il contracta une maladie grave. Les plus grands médecins du monde furent envoyés à son chevet. Mais ils furent tous renvoyés par le robot. Celui-ci assurait qu’il allait trouver rapidement une solution au problème.

Les pouvoirs publics ainsi que l’opinion étaient sceptiques. Et d’abord était-ce une solution qui allait guérir l’homme de science ou était-ce une solution pour sauver l’humanité ? L’androïde, de nature laconique, ne le précisait pas quand on lui posait la question. Sa voix métallique se contentait d’articuler mécaniquement qu’il allait trouver une solution.

Les autorités décidèrent de patienter quelques jours. Aucune nouvelle ne leur parvenant, elles s’apprêtaient à mobiliser les forces de l’ordre nécessaires pour imposer leurs équipes médicales au chevet du savant quand il se produisit un évènement extraordinaire. Quelque chose d’indéfinissable en effet jaillit soudain du laboratoire du savant malade. Elle atteignit rapidement une altitude telle qu’on la perdit de vue après quelques secondes. Et, environ cinq minutes plus tard, il y eut très loin dans le ciel nocturne comme un éclair. Tous les observatoires du monde le confirmèrent : le météorite avait été détruit. Le monde était sauvé.

On voulut féliciter et même récompenser le sauveur. L’homme de science, apparemment guéri et en bonne santé, accepta de recevoir une délégation de personnalités. Mais quand leur porte-parole s’adressa à lui pour le remercier, il leur désigna du regard la machine qui se tenait près de lui. Un peu gêné, l’orateur se tourna donc vers le robot. Lequel, à son tour, désigna le savant. Après une courte suspension de séance, le discours fut légèrement modifié en ceci qu’il fut adressé aux deux personnages à la fois plutôt qu’à un seul comme il avait été prévu initialement.

On ne sut jamais qui avait sauvé qui.


INVISIBLE BEAUTÉ

Un homme aimait sa femme, qui était d’une très grande beauté. Quand il parlait d’elle, il vantait ses qualités : douceur, intelligence, savoir, sens pratique, etc. Mais il ne parlait jamais de son apparence physique. Pourtant quand il contemplait son visage ou qu’il l’observait vaquer à ses occupations dans la maison, il ressentait un amour et une joie extraordinaires. Et il lui semblait alors que cet amour s’étendait au reste de l’humanité.

Or, il advint qu’un accident grave vint défigurer et mutiler sa bien-aimée. Le visage brûlé et le corps estropié, ce n’était plus la même personne. Et il avait beau la scruter pendant des heures pour essayer de retrouver ce qu’il avait aimé en elle, rien n’y faisait. Il ne restait rien. Même sa voix avait changé. Et il ne pouvait plus ressentir d’amour ni pour elle ni pour personne.

Il commença à changer. Lui si ouvert et si aimable et si généreux, lui qui adorait les réceptions avec les amis et la famille, commença par  se renfermer. Il s’enfermait à son domicile et interdisait à quiconque de voir sa femme. Il devint mesquin et d’humeur inconstante et il se sentait plein de ressentiment pour le monde entier. Seule l’idée d’une vengeance impitoyable lui redonnait un semblant de vie.

Un jour, un ami lui conseilla de consulter un médecin qui était connu pour réaliser des miracles en chirurgie esthétique. Le praticien examina son épouse et lui promit de faire le maximum pour lui faire retrouver sa beauté d’antan. L’opération réussit à merveille. Le mari put contempler à nouveau le beau visage de son épouse et à nouveau il ressentit un amour sans limites pour l’univers entier. Et il rendit grâce à Dieu ce cadeau merveilleux qu’il venait de lui faire.

Cependant, comble de malchance, un nouvel accident, survenu inopinément, produisit les mêmes effets. Et le chirurgien, rappelé en ces nouvelles circonstances dramatiques, après avoir examiné la dame, déclara que cette fois il ne pouvait rien faire. La défiguration était irrémédiable !

Pour le mari ce fut un choc mais un choc aux effets inattendus. En effet il ne ressentit pas la même douleur qu’après le premier accident. Il se sentait même plutôt serein. Les deux époux passèrent beaucoup de temps ensemble, dans l’intimité de leur maison. Elle se tenait dans l’ombre ou portait un voile discret pour cacher sa disgrâce physique et il l’écoutait. Il commença à s’intéresser vraiment à elle pour ce qu’elle était et non pour son apparence extérieure comme il l’avait fait jusqu’à présent. Et ce qu’il se mit à ressentir pour elle, ce n’était plus l’amour passionnel et admiratif de jadis. C’était calme, c’était détendu. C’était humble. Le sublime avait disparu.. Et il se sentait ouvert aux autres. Lui qui avait autrefois tant aimé la magnificence et l’élégance, il se mit à fréquenter des gens de toutes conditions. Il se sentait leur égal.
 

LE GUERRIER ET LA BÊTE (pas si bête...)

Au temps de la mythologie grecque, un guerrier lourdement armé affronte une créature à l’apparence fragile, mais qui possède la particularité d’être à moitié homme et à moitié animal. Une partie du corps présente une apparence humaine alors que l'autre partie est dotée de tous les attributs d'un animal aquatique : branchies, nageoires, pattes palmées, queue de poisson, etc. La disproportion des forces en présence laisse facilement présager la victoire de l’homme. Mais le combat se déroule au bord d’un lac profond. Et chaque fois que l’être hybride est en difficulté il plonge dans l’eau profonde et disparaît pendant quelques instants aux yeux de son adversaire. Celui-ci ne peut poursuivre son adversaire dans un élément où il risquerait de couler rapidement, entraîné par le poids de sa lourde armure.

Or, non seulement la créature échappe à son contrôle quand elle disparaît de la surface de l’eau. Mais chaque fois qu’elle en revient, c’est apparemment avec un supplément de force qui ainsi ne cesse de s’accroître. Le guerrier essaye bien de se placer entre le plan d’eau et son adversaire, mais celui-ci est bien trop vif.

Il se retire donc du combat pendant quelques instants pour consulter son coach. Celui-ci a observé le combat de loin et il a bien remarqué que le redoublement incessant des forces de leur adversaire procède de ses séjours répétés dans l’eau. Toutefois il lui a semblé que cet effet ne durait que quelques instants, tant que son corps était humide. La créature hybride ne semble pas bien supporter la sécheresse. Peut-être même cela constitue-t-elle pour elle un handicap insurmontable. Ils allument donc un grand feu sur la berge du lac.

Mais, à leur grande surprise, cela produit un résultat tout à fait différent de celui qu’ils attendaient. Le corps de leur ennemi devient presque invisible et il devient alors quasiment impossible d’éviter les coups meurtriers de ses griffes et de ses crocs.

Ils éteignent donc le feu. Et, malgré que son coach le lui déconseille vivement, le guerrier décide de se débarrasser de sa cuirasse afin de poursuivre son adversaire dans le lac, chaque fois qu’il s’y réfugie. Mais, une fois dans l’eau, il ressent une impression étrange. C’est une sensation de détente délicieuse et, en même temps, c’est comme s’il était en train de perdre conscience de qui il est et de pourquoi il se trouve là. Il ne ressent plus la moindre envie de se battre. Et d’ailleurs la créature, qu’il aperçoit au fond du lac, semble elle aussi peu désireuse de poursuivre le combat.

Heureusement le coach, ayant remarqué qu’il se passe quelque chose d’anormal,  lui fait signe de revenir. Dès qu’il a repris pied sur la berge, il retrouve sa combativité, avec en plus un sentiment de confiance tel qu’il lui semble que plus personne ne pourrait désormais lui résister. Dès que la créature réapparaît pour l’affronter, il se jette sur elle. Au début, il lui semble qu’il va la maîtriser facilement, mais l’effet bénéfique de son bain diminue au fur et à mesure que son corps sèche. Finalement, il est gravement blessé par les morsures de son adversaire.

Alors il plonge à nouveau dans le lac. Ses blessures guérissent presque instantanément au contact de l’eau et il ressent à nouveau cette impression d’euphorie qu’il avait ressentie lors de sa première immersion. Comme il prolonge son bain malgré les signes désespérés que lui adresse son ami le coach, il finit à nouveau par ne plus savoir qui il est et pourquoi il est là. Il aperçoit son adversaire qui, lui aussi, a rejoint l’élément liquide, mais il ne le reconnaît pas et l’autre non plus ne semble pas le reconnaître.

Il reste ainsi très longtemps dans l’eau. Quand il en sort, il ne parvient pas à retrouver la mémoire. Sur la berge, il y a un être étrange et étrangement beau. Il possède une anatomie qui semble avoir été conçue pour le combat, avec des griffes et des mâchoires impressionnantes. Il semble le défier, mais amicalement, sans agressivité. Ils se sourient et se mettent à se battre, mais pas sérieusement. C’est comme un jeu sans importance et ils en rient.

Ils savent très bien l’un et l’autre qu’à la moindre blessure ils iront se guérir et se ressourcer dans l’eau magique du lac. Alors ils font de plus en plus de pauses, n’est-ce pas !

 
LA SOURCE CACHÉE

Il était une fois un homme - que je nommerai Paul - qui venait d'un pays lointain. Il s'était installé dans une maison abandonnée, en plein milieu de la montagne. L'homme voulait se cacher de poursuivants mal intentionnés. Il avait mené une vie pleine d'aventures. Aujourd'hui, il était âgé et il voulait oublier le passé pour vivre une retraite heureuse.

Malheureusement cette maison, qu’il trouvait merveilleusement calme et bien placée, ne disposait d’aucune source d'eau à proximité. Plusieurs indices lui suggéraient cependant qu'il devait y avoir de l'eau non loin de là. II subsistait, en effet, ça et là, de petits bassins en pierre et les arbres du verger portaient des fruits à la rondeur prometteuse. L'homme s'y connaissait : l'eau ne devait pas êtret rès loin. On sait que les sources et les rivières souterraines se déplacent parfois de quelques mètres. Dans les jours qui suivirent, le nommé Paul se mit donc à creuser. Il commença par chercher près de la maison, puis un peu plus loin. Avec sa pioche et sa bêche, il creusa, il creusa, il creusa... II ne trouvait rien, mais le jardin était grand, il creusa plus loin encore. Au bout de quelques semaines il était découragé : il n'avait toujours rien trouvé.

Il dut donc se résigner à demander de l'aide à ses voisins du village, situé à huit kilomètres de là. Personne ne savait au village qui il était et même personne ne connaissait cette maison. Depuis le temps qu’elle n’était plus habitée, on avait fini par oublier son existence. Paul était un étranger et il ne comprenait ni ne parlait la langue du pays. Il ne parvint pas à se faire comprendre. Il essaya bien d'expliquer sa situation avec des gestes, des mimiques, des grimaces. II montrait sa langue sèche, le ciel (sans nuages), l’eau dans la fontaine publique. On croyait qu'il avait soif et on lui offrait à boire.

Son insistance croissante finit par déplaire aux villageois. Ils lui tournèrent le dos. Il s'en revint chez lui non sans avoir pris soin de remplir quelques gourdes. La nuit tombait et, sur 1e chemin qui montait, Paul s'arrêtait souvent pour se reposer. C'est ainsi qu'il remarqua qu'on le suivait. Une ombre furtive se précipitait vers les sous-bois dés qu'il se retournait. C'était un bon marcheur malgré son âge. Il accéléra le rythme de son pas, mais rien n'y fit : il sentait toujours la présence menaçante derrière lui.

L'homme souffrait d'une hantise : il avait peur que les ennemis qu'ils s'étaient faits dans le passé retrouvent un jour sa trace. Aussi était-il toujours armé. A un détour du chemin, il sortit son pistolet de sa poche, se cacha dans un buisson et attendit son poursuivant, fermement décidé à s'en débarrasser. Mais il se passa plusieurs minutes et personne n'arrivait sur le chemin. Paul sortit de sa cachette, perplexe. Peut-être avait-il rêvé. Il revint prudemment sur ses pas, l'arme braquée, prêt à tirer. Il n'y avait rien ni personne.

II reprit la route vers sa maison et il fut soulagé de constater que, cette fois, personne ne le suivait. Il se dit alors que son angoisse devait lui jouer des tours. A force d’inquiétude, il devait certainement percevoir des présences suspectes là où il n'y avait sans doute que des craquements de branches dans les arbres ou des bruits d'animaux sauvages courant dans les sous-bois.

La nuit se passa bien. Le lendemain Paul se rendit à nouveau au village, bien décidé à se faire comprendre, tout en étant toujours résolu à ne dévoiler à personne le lieu exact où il vivait. Le scénario de la veille sembla vouloir se répéter. Quand un vieillard, qui observait depuis un moment ses gesticulations sans rien dire, lui fit signe qu’il était prêt à le suivre pour que, faute de comprendre son langage, il lui montre la cause de ses problèmes. Paul ne put accepter. Il trouvait l'homme trop vieux pour pouvoir accomplir une marche aussi dure et il n'avait pas confiance. Il voulait que personne ne connaisse le lieu exact de son habitation. Il lui signifia son refus. Le vieillard sourit mystérieusement et s'en alla.

Sur le chemin du retour, il y eut à nouveau les bruits de pas mais, cette fois, bien plus proches que la veille. Il s'installa dans la même cachette que le jour précédent. Et, comme le jour précédent, il ne vit rien venir.

Et tous les jours, il revint au village.  Les villageois commençaient à s'habituer à sa présence. II en amusait certains, en attristait d'autres. On commençait en fait à le considérer un peu comme l’innocent du village. Le vieillard était là tous les jours, à la même place. Et il lui souriait, avec son sourire de sphinx et ses cheveux couleur d'étoile. Le soir, quand il rentrait chez lui, il y avait toujours ce bruit de pas qui devenait toujours plus proche. A la longue, il devint tellement proche qu'il se confondit avec le bruit de ses propres pas.

Un jour de grande chaleur, il se sentit malade. Il se trouvait sur la place du village et il était en train de remplir ses gourdes à la fontaine quand il fut pris d'un malaise. Il s'écroula tout d'un coup sur les dalles humides. Les villageois ne buvaient pas l'eau de cette fontaine mais certains d'entre eux virent Paul tomber. Ils se précipitèrent. On lui passa de l'eau sur le visage et on lui donna à boire. II se sentit mieux et il put se relever. Il essaya de faire quelques pas, mais la terre se dérobait sous ses pieds. Il se sentit poussé doucement vers la porte d'une maison proche.

Jusqu'à ce jour, il avait toujours refusé d'entrer dans les maisons du village. Mais cette fois il n'eut pas la force de résister. On le coucha sur un lit et on lui donna à boire une liqueur au goût délicieux qu'il ne connaissait pas, mélange de miel et d'alcool fort. L'atmosphère fraîche contrastait avec la chaleur étouffante dehors. II eut à peine le temps d'apercevoir le visage énigmatique du vieillard qu'il s'endormit.

Pendant son sommeil, Paul rêva qu'il se réveillait dans cette maison. Elle était peuplée de tout un monde bruyant et vivant : des enfants chantaient, on entendait des bruits de vaisselle et d'ustensiles de cuisine, une discussion animée entre quelques adultes, dont une femme à la voix douce et sensuelle. Dehors les vaches appelaient plaintivement l'heure de la traite... Le vieil homme se penchait vers moi (Note : le changement de point de vue narratif est explicité dans le livre) et me regardait avec  bonté.   Il me parlait et je comprenais ce qu'il me disait.

Et moi aussi je parlais sa langue. Je pus lui exposer clairement mon problème d'eau. Il me fallait trouver d'urgence la source pour pouvoir vivre dans ce lieu merveilleux où je voulais vivre. Le vieillard me sourit en me disant doucement : "Oui, Paul, j'entends ton problème, je vais en parler aux villageois et, tous ensemble, nous allons t'aider à trouver cette source

-  Non, balbutiai-je, inquiet de devoir révéler mon lieu exact de vie. Je ne peux pas.

-  Je sais  dit doucement le vieil homme.

-   Vous... vous savez ?   Vous savez quoi ?  m'étonnai-je tandis qu'avec angoisse je tâtais la poche où je cachais mon arme.

-  Donne-moi d'abord ton arme, me dit l'homme  d'un ton à la fois ferme et amical.

- Je ne peux pas, je ne vous connais pas !

-  Oh si, tu me connais bien ! s'exclama le  vieillard en souriant de manière énigmatique. Toi et moi, nous sommes de vieux amis. Quand tu m'auras donné ton arme,  tu comprendras ce que je veux dire. Mais je peux te dire déjà quelle est ton angoisse. Tu as peur de t’exposer dangereusement en montrant qui tu es vraiment. Mais moi, je te dis que, ici, tu peux être qui tu es sans crainte. Ici tu n'auras à te défendre contre personne. Personne ne veut ta mort ici !"

Ces paroles me surprirent et me convainquirent. Le regard du vieil homme exprimait tant de bonté et de force à la fois ! Il ne pouvait mentir. Je portais mon arme sur moi depuis toujours et, même si je ne m'en servais pas, la possibilité que j'avais de le faire en cas de besoin me rassurait. Mais, dans la situation de faiblesse et de besoin où je me trouvais, je n'aurais pas eu le courage ni la ressource de l'utiliser. Je donnai donc mon arme.

À peine le lui avais-je remise que je me sentis transformé. Je me sentais léger, avec une envie de chanter et de rire. Toutes mes forces m'étaient revenues. Je me levai. Le vieillard avait disparu, mais je sentais sa présence protectrice tout près de moi. Je me mis à visiter la maison et je la reconnus comme étant la mienne. Elle était totalement identique à celle que j'avais squattée dans la forêt. Tout était identique : l'agencement des pièces, les meubles, les peintures et les tapisseries... La seule chose différente, c'est qu'elle se trouvait en plein village. Par les fenêtres j'apercevais les autres maisons et une partie de l'église. Et puis il y avait du monde dans cette maison ! Et surtout il y avait de l'eau dans cette maison ! De l'eau courante ! Il suffisait d'ouvrir le robinet et l'eau coulait à flots, une belle eau claire et, quand je la bus, sa fraîcheur finit de m'apaiser.

Je sortis, curieux tout de même de savoir d'où elle venait. Dehors les quelques personnes que je rencontrai me saluèrent amicalement. Je leur répondais amicalement. Certains me parlèrent de la pluie et du beau temps. D'autres m'invitèrent même à prendre un verre chez eux. Chez eux aussi il suffisait d'ouvrir le robinet pour avoir de l'eau. Et ils s'en servaient abondamment, sans la moindre crainte d'en manquer. Comme je m'en étonnai on me répondit que, comme c'était gratuit, on aurait eu tort de s'en priver ! Je leur demandai d'où venait toute cette eau, s'ils ne craignaient pas d'en manquer. Ils se mirent à rire et me montrèrent la montagne en me disant : "Elle est à tout le monde !" Puis ils ajoutèrent en me désignant ma maison dans le village : "Chez toi aussi tu peux t'en servir autant que tu veux !"

J’étais rassuré par leur attitude ouverte à mon égard. Ils me parlaient comme si j'étais l'un des leurs, ils ne faisaient aucune différence ! Leur bonne humeur était contagieuse. Je me sentais heureux de vivre dans ce village. Je commençais à sentir que j'en faisais réellement partie. Je ne pensais plus à retourner dans la maison de la forêt. Avait-elle d'ailleurs existé, n'avait-elle pas été un simple rêve ? Et puis m’avait-on vraiment poursuivi ? Avais-je réellement eu des ennemis ? Étais-je si âgé ? Je me sentais sans âge... Mon angoisse avait disparu.

Je souris en pensant à l'ombre qui, tous les soirs, me suivait dans la forêt. Je comprenais à présent que cette ombre, c'était celle de Paul. L'ombre de sa peur, c'est-à-dire de son arme... Je rentrai chez moi et, pendant quelques instants, j'ouvris tous les robinets. Je me délectai en me disant que c'était la même eau qui jaillissait de tous les robinets du village. Et elle venait de la même montagne... Je me mis à chanter :

La source est belle
Son eau à tous donne des ailes
Chez celui qui habite ici
Ici ici ici
Elle coule jour et nuit
Elle court jour et nuit

 
VISAGE-PAYSAGE (conte poétique et ésotérique)

Je te cherche et je ne te trouve pas. Je sais, tu étais à l’orée des bois qui s’étendaient dans la plaine immense que je regardais de bien trop haut et de bien trop loin. Je ne pouvais te voir. Tu étais cachée par les frondaisons inconnues qui masquent la vraie nature de cette contrée sauvage que j’ai peur toujours d’explorer. Je m’y perds vite.

J’ai cru parfois apercevoir ton ombre courir sur les couches profondes de la nuit qui tombait, avec dans l’air cette impression d’humidité qui me pénétrait agréablement tout en me faisant frissonner. Mais c’était fugitif et je n’étais pas déçu, car d’autres images m’envahissaient comme des nuages peuvent s’insinuer discrètement dans l’atmosphère et nous imprégner de leur brume imperceptible.

Et il y avait pourtant ces yeux, ces yeux si clairs que je pouvais voir à travers. Et il y avait le rire frais des enfants que j’entendais courir entre les arbres massifs et sombres du versant Nord. Leurs silhouettes étaient sveltes comme le blé qui monte, et vive était leur joie, comme les ruisseaux sautant de roche en roche pour terminer leur course dans une vasque profonde et tranquille. Le galop se mêlant au trot n’est jamais aussi beau que lorsqu’il ressemble au rythme faussement régulier des flots frappant la falaise, un jour de moyenne tempête.

Sur les visages, il y a un mélange sans cesse changeant de couleurs odorantes que je ne parviens pas à fixer dans ma mémoire. Je ne sais où je vais. Je vais vers l’espérance, je vais vers quelque chose que je ne connais pas. Je n’y crois pas vraiment. Je dois faire comme si j’y croyais. Alors j’avance, je vais de l’avant. Mais j’ignore ce qu’il y a après.

Et tu apparais, tu n’es pas celle que je pensais. Tu apparais et tu disparais. J’attends un signe. Je ne reçois que de l’éphémère. J’attends de la vie. Je ne reçois que du rêve.

Enfin, tu apparais, vraiment. Là, dans la lumière du firmament, je te vois au loin de moi. Je ne laisserai pas repartir. Ce visage me dit où je suis. Je le suis. Je n’écoute pas ce que l’on me dit. Je n’écoute que ce que je vois. 

Il n’y a pas de miroirs dans ma maison. Et le verre des fenêtres est si transparent que je ne parviens pas à y voir mon image. Je ne vois que du paysage. Je me sens comme amoureux du paysage. Je suis le paysage ! Et aussi le grand œil qui le regarde !

Mais je sortirai d’ici. Je ne suis pas fait de ce marbre dont on construit les cimetières. Je suis fait de cette fluidité étrange qui ne peut se définir, car c’est une épouse inconstante. Je ne cesse de m’en séparer.

Les talus sont hauts et les ronces envahissent les ruines adjacentes. Je ne puis te voir que d'en-haut. Et j’entends, j’entends, et je sens mon cœur battre. Personne ne peut me dire comment mon cœur doit battre. Et mon cœur ne me dit pas comment je dois être. Le cœur, ce n’est pas poétique, c’est mécanique.

Les murets de pierre se succèdent les uns aux autres, presque en cercles concentriques. Et je suis au milieu. Peut-être devrai-je creuser des souterrains. Ou les explorer. Car ils existent peut-être déjà, creusés par d’autres ou par moi. Je ne sais pas. L’important est de partir. L’important est de toujours revenir ici. 

Ici est confortable. C’est tranquille, bien chauffé, bien nourri, bien au chaud, avec tout l’équipement nécessaire pour satisfaire pleinement l’homme moderne que je suis.  Ça ne ressemble pas à une prison. Ce n’est pas non plus une résidence surveillée, car c'est bien trop grand. C'est immense. Ou alors, ce serait moi le surveillant de cet immense domaine ? Pourquoi pas ?

La solitude ? Non, ce n’est pas ça non plus. Ici, les gens vont et viennent. Ils me parlent et je leur réponds. Je ne suis ni sourd ni muet. Mais je ne parviens pas à leur dire ce que je voudrais leur dire. Ils me semblent à la fois si lointains et si proches ! 

C’est sans doute un effet du paysage environnant. Je vis sur une hauteur et d’ici je peux appréhender du regard la presque totalité de la région. Ou, plus exactement, je pourrais l’appréhender s’il n’y avait pas constamment ces nappes de brouillard qui remontent de la vallée. Il arrive cependant – assez rarement, il est vrai – qu’il y ait une telle clarté dans l’air que je me sens comme absorbé par le panorama, comme inexistant au sein de cette grandiosité ineffable. Sur-le-coup, je me sens réellement transporté comme dans un ailleurs indéfinissable mais, après-coup, je veux le revivre et je n'y parviens pas.