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Réponses, lettres, articles...
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LETTRE 10 (mars 2016)

Nous sommes tous des terroristes

Je vais répondre aujourd'hui à certains courriels que j'ai reçus au cours de l'année qui vient de s'écouler. On me demande mon avis sur les attentats terroristes. Ma réponse peut choquer : "Nous sommes tous des terroristes". Ce qui ne veut pas dire que nous devons leur pardonner mais, bien au contraire, quand nous prenons conscience de notre identification silencieuse aux terroristes, nous assumons notre propre violence. Ce qui veut dire que, très logiquement (pas moralement), nous devons exercer la même violence et la même terreur (en les radoucissant cependant un peu, grâce à nos identifications plus pacifiques) sur leurs personnes et leurs organisations.

Les terroristes sont nos ennemis. Nous devons les combattre sans pitié mais en les respectant et sans haine ! En les respectant et sans haine ! Les gesticulations et rodomontades politiques, qui les désignent comme étant les "méchants", le "mal", les "lâches", etc., ne sont que l'expression d'une impuissance déguisée en agressivité verbale, qui cache de très graves complicités systémiques (d'ordre politico-économique) inavouables.

Les terroristes ne sont ni lâches ni braves ! Mais ils menacent notre sécurité et surtout celle des êtres fragiles et désarmés qui nous sont chers.  Il faut donc les terroriser à notre tour, mais sans pour autant les juger. C'est aussi une question d'efficacité. Quand on laisse la morale (du bien et du mal) de côté, on peut devenir plus technique, plus lucide, plus efficace ! Les arts martianx pratiqués dans l'esprit du zen ancien nous en apprennent beaucoup sur ce sujet. Face à l'ennemi, nous devons faire preuve de présence, ne pas nous disperser, ne pas nous agiter, rester l'esprit vide, toute notre attention concentrée sur ce qui se passe "ici et maintenant" et non (comme le font sans cesse les médias et les politiciens) passer notre temps à interpréter et à juger.

Les tribus qui pourchassent les grands prédateurs comme le tigre ne considèrent pas celui-ci comme étant "méchant". C'est la nature du tigre de tuer. D'ailleurs, des rituels sont souvent pratiqués et des cérémonies organisées par les guerriers pour honorer l'âme ou l'être du fauve qu'ils viennent d'abattre.

Certains me diront : oui, mais l'homme n'est pas un animal ! C'est une vision angéliste du monde que je ne partage pas. Nous sommes à la fois ange et bête (n'en déplaise à Pascal). Nous devons absolument reconnaître cette dualité en chacun de nous afin de pouvoir la gérer efficacement à l'extérieur. Sinon, nous ne ferions que faire des projections (du "mal", du "mauvais") sur nos ennemis (ou sur ceux "qui sont dans l'erreur"), en nous considérant, nous, comme étant bien meilleurs qu'eux. Ce fonctionnement, qui a quelque chose d'archaïque et d'infantile, est malheureusement celui de la plupart de nos dirigeants, quelle que soit leur couleur politique. 

Ma conclusion pourrait être : Oui, défendons-nous en les attaquant violemment, en les détruisant même, mais en les respectant ! Dans son application pratique, cette idée signifie que la guerre (ou la bataille, peu importent les mots !) que nous menons contre les terroristes doit être impitoyable (tant qu'ils menacent notre sécurité), mais qu'en même temps nous devons faire l'effort non pas de les comprendre mais de "nous mettre à leur place", de ressentir ce qu'ils ressentent, de penser ce qu'ils pensent. Alors, nous serons en mesure d'être efficaces tout de suite et, en même temps, nous préparerons la paix de demain, car nous ne nous sentirons pas divisés entre un soi-disant "bien" (nous) et un soi-disant "mal" (eux). Le sentiment d'unité intérieure que nous éprouverons installera en nous solidement un calme, une détermination et une ouverture permettant d'organiser l'avenir d'une manière à la fois réaliste et fraternelle.

Jean-Paul Inisan


LETTRE 9 (février 2015)

Vous avez lu, dans l'interview qui a été retranscrit sur ce site, que  j'avais souffert d'humiliation pendant mon adolescence et vous me demandez si je ressens de la rancune vis-à-vis de mes éducateurs, en particulier mes parents et ma famille. Vous me demandez aussi des éclaircissements sur la question de l'opposition entre le bien et le mal que j'évoque dans mon courrier précédent.

Les deux questions sont en fait liées et mes réponses le seront donc aussi. Mes parents et mes éducateurs n'ont été ni mauvais ni bons, ou, de manière plus réaliste, ils ont été à la fois bons et mauvais. Ce qui ne les distingue pas particulièrement de tout autre parent et éducateur. Personne n'est parfait. Il ne sert à rien de s'éterniser sur ce comment les gens auraient dû être envers notre personne. Mais simplement il s'agit, avant de répondre à cette question, de se placer strictement du point de vue de l'ici et maintenant, à zéro millimètre de soi-même, à zéro fraction de seconde de soi-même. Alors nous nous ressentons être ces personnes comme elles ont été, tout en conservant notre propre identité.

Le principal problème dont souffre ce monde, c'est l'exorcisme. On cherche toujours le mal (le malin) chez les autres (et chez soi) afin de l'expulser de soi. C'est le principe même de l'exclusion. Mais quand vous vous placez dans la conscience de l'ici et du maintenant (qui, de mon point de vue est la conscience de la vérité la plus essentielle), vous incluez tout, vous n'excluez rien. Ce qui ne veut pas du tout dire que "tout le monde il est gentil, tout le monde il est beau" car vous incluez aussi les personnes violentes et celles qui ne sont pas belles (moralement). Et donc vous pouvez très bien vous comporter comme elles, vous ne vous percevez pas comme étant différents. Mais ce qui se passe en réalité, c'est que, ne vous identifiant pas uniquement à ces personnes, votre réaction à elles est généralement pondérée, mesurée, adaptée à la situation. Vous puisez des ressources modératrices dans vos autres identifications (par exemple à des personnes "bonnes" ou "incluantes").

Le mal à exorciser a été placé dans le passé par une psychologie causaliste qui est toujours en vogue. Du point de vue de l' "ici et maintenant", le passé est simplement inclus à soi, comme tout le reste. Mais il est vrai qu'exprimer des pensées ou des émotions qui ont été jadis refoulées a souvent un effet positif. Ce n'est cependant qu'une phase du travail thérapeutique qui doit précisément permettre ensuite d'intégrer tout ce qui n'avait pas été assimilé ("ce qui était resté sur le coeur") et qui avait nécessité cette expression. Si on en fait un système, cela devient vraiment un travail d'exorcisme, avec ce présupposé nocif qu'il y a toujours quelque chose de mal à extirper, par une manipulation de type magique (même si elle a un fondement scientifique). 

C'est d'ailleurs aussi le principe des totalitarismes, qu'ils soient religieux ou laïques. C'est la capacité d'intégration qui donne la mesure du caractère convivial (vivable) ou non d'une société et aussi de sa durabilité sans doute. Les sociétés qui veulent tout uniformiser doivent nécessairement pratiquer l'exclusion à grande échelle. Elles s'exposent ainsi à un risque d'implosion, qui finit, tôt ou tard, par se réaliser. Mais il est vrai que nous avons tous en nous aussi un peu de de ce centralisme totalitaire, notamment dans le domaine spirituel. Nous prétendons souvent posséder la vérité et connaître la seule voie pour y mener.

Amicalement,

Jean-Paul Inisan


LETTRE 8 (courriel d'octobre 2014)

Vous vous étonnez que, sur un site vers lequel pointe un des liens ci-dessus, des critiques sévères et des moqueries sont formulées à mon encontre. Je vous réponds que cela n'est pas très grave. Je ne suis pas parfait, j'ai beaucoup de défauts (dont un égocentrisme compulsif dont je suis conscient) et certainement aussi quelques qualités. Moi aussi, il m'arrive d'émettre des jugements sévères sur mes semblables.  

Les personnes qui me jugent mauvais ou pas très futé ont certainement raison, en partie au moins. Elles non plus ne sont pas parfaites. Nous sommes tous à la fois anges et démons. Je ne suis pas un adepte de l'angélisme ou d'un idéal angéliste. La réalité, la vie même, est faite de tensions, d'une tension entre deux pôles. Par exemple, entre la générosité et l'égoïsme, entre l'amour et la haine, entre la vie et la destruction de la vie, entre l'écoute attentive de l'autre et l'égocentrisme, etc.

Je ne voudrais pas, sous prétexte de prétendre être meilleur qu'elles, oublier  tout ce que j'aime en ces personnes. Certes je n'apprécie pas ce qu'elles disent de moi (encore que je puisse parfois en tenir compte) mais j'aime aussi tellement d'autres choses qu'elles font, qu'elles disent, qu'elles écrivent, qu'elles sont !  Quand on veut que tout le monde soit parfait ou pense ou se comporte comme soi-même, on aboutit rapidement à un totalitarisme spirituel ou philosophique source de grandes souffrances.

Donc chacun peut être ce qu'il est, critiquer qui il veut !  La vie, c'est le conflit ! Mais un conflit bien géré, bien entendu. On voit ça dans le sport. Des gens s'affrontent parfois violemment et, à la fin, ils se serrent la main en souriant. C'est une attitude que je trouve réaliste et saine.

L'humanité constitue un tout. Moi, je ne suis pas si important. Combien de temps me reste-t-il à vivre ?  Au maximum 20 ans (j'ai 72), ou un peu plus, ou un peu moins. Le monde existait avant moi et il existera après moi. Ou s'il est une illusion, comme l'enseignent les non-dualistes, tout cela est encore moins important.

Simplement, je m'efforce toujour de ressentir ce que ressent la personne qui me juge(ou que je juge). J'essaye de me placer à son point de vue et de ressentir son jugement. comme si j'étais elle et comme si elle était moi. Cela doit se faire dans le silence ou, plus exactement, dans le silence intérieur, dans une conscience de ce silence que parfois je masque par des paroles ou une attitude distante mais qui implique toujours une très grande attention à l'autre, au différent. Je ne fais pas cela pour être gentil ou tolérant ou pardonner (je n'aime pas ces mots) mais pour rester dans la réalité, la vraie réalité, qui est que je suis tout : à la fois moi et les autres, à la fois moi et celui qui me juge ou m'agresse,  et à la fois ce que j'ai été et ce que je suis aujourd'hui.

Le dernier ouvrage que j'ai écrit (Étranger est l'Éternel) fait peur aux éditeurs auxquels je l'ai adressé. Ils le refusent parce qu'ils perçoivent certains textes comme étant des appels à la violence ou à un fanatisme destructeur inacceptable. Mais c'est simplement que je me suis identifié à des personnes pour lesquelles je n'éprouvais, au départ du moins,  aucune sympathie (au contraire).  En leur prêtant mon langage (qui, en l'occurrence,  c'est vrai, est souvent - mais pas toujours - provocateur), j'ai pu ressentir combien ils faisaient partie de moi, de ce que je suis réellement, bien au-delà de mes attachements égocentriques à l'image libertaire (ou de tolérance) que je veux donner de moi. Maintenant quand je les rencontre, il m'est un peu plus facile de communiquer parce que je me sens (en partie du moins) comme eux et que donc je me comporte  comme eux.

Le problème, à notre époque, c'est qu'il doit toujours y avoir du "tout bon"  d'un côté et du "tout mauvais" de l'autre. Les politiciens en sont l'exemple le plus spectaculaire. Ils font tous à peu près la même politique, qu'ils soient de gauche ou de droite. Mais, de leur point de vue, celui qui est en face ne peut jamais faire quelque chose de bien (sauf exceptions rares). C'est comme un jeu excitant auquel les médias nous convient tous les jours. D'un côté il y a le méchant (ou le stupide, l'incompétent...) et de ce côté-ci il y a évidemment le bon (ou l'intelligent, le compétent...). C'est une sorte de procès sans fin  qui, malheureusement, commence souvent à l'école et qui détourne l'attention et l'énergie de la plupart des gens de ce qui est essentiel.
C'est une activité presque banale, que même certains grands enseignants spirituels (ou religieux) pratiquent sans retenue. Il n'y aurait que leurs idées ou leurs pratiques qui seraient bonnes. Ils auraient le monopole de la vérité ou de la voie pour y mener. Les autres seraient dans le péché ou dans l'erreur (ou l'illusion) !

Sans vouloir être meilleurs que les animateurs du jeu social-médiatique ou que les meneurs spirituels, nous pouvons cependant prendre une certaine distance vis-à-vis d'eux et cela de manière paradoxale : en réduisant la distance. En ressentant consciemment (et donc silencieusement) ce que ressentent ces personnes et aussi, bien sûr, toutes celles qui nous agressent ou nous jugent sévèrement. Elles font partie de nous mais elles ne constituent pas la totalité de nous-même. 

Alors, quand on ressent cela, quand on se ressent être à la fois et en même temps ces autres et soi-même, il se produit soudain, en un éclair, une transformation extraordinaire :  notre espace s'agrandit tout d'un coup aux dimensions de l'infini, aux dimensions de l'éternel ! On se sent être tout, tout ce qui existe et tout ce qui a existé ! C'est une expérience merveilleuse de se sentir aussi infiniment immense (et éternel) parce qu'en même temps on se sent profondément enraciné dans la terre, dans la matière ! On ne "plane" pas du tout  ! On garde les pieds bien sur terre !
Tout est clair et on a l'esprit pratique. Si quelqu'un nous blesse on ne tend pas l'autre joue. Comme dans l'aïki-do (et d'autres arts martiaux), on récupère l'énergie agressive de son adversaire et on s'en sert pour donner la réponse qui convient, celle qui nous permet de continuer à le respecter. 

Wouah, quel soulagement de m'avoir rappelé ça et surtout de me permettre de le ressentir à nouveau avec une telle intensité ! 

Merci de votre mail !  

Amitiés,

Jean-Paul Inisan

 N.B. (novembre 2014) : En me relisant il m'apparaît nécessaire de préciser que la procédure que j'ai décrite à la fin de mon mail n'est évidemment pas la seule pour faire l'expérience d'hyperlucidité et de tranquillité que j'ai vécue à ce moment-là. Je suis convaincu qu'il existe bien d'autres voies pour y parvenir et je les emprunte moi-même assez fréquemment. Je ne prétends pas avoir le monopole de la vérité. Simplement je veux témoigner de ma propre recherche (inspirée de divers enseignements et pratiques), ce qui pourra peut-être servir à d'autres que moi,  tout en sachant qu'il y a bien d'autres approches qui sont tout aussi intéressantes et valables que la mienne. 


LETTRE 7 (Fin de courriel mars 2014)

Je n'écris pas pour gagner de l'argent ou pour acquérir une notoriété, mais pour partager mes idées et tenter de communiquer ainsi avec mes semblables ("mes différents"). Car je souffre d'un grave problème de communication, que  j'ose à peine avouer. Mais c'est vrai aussi que cet handicap, en me contraignant au silence, à la solitude ou à la contradiction compulsive (ça revient au même), me  donne le temps de créer, de prendre beaucoup de plaisir à créer des pièces de théâtre, des poèmes, des contes, des essais, des articles, qui sont comme des manières de communiquer, d'entretenir et développer des relations socialement enrichissantes. Ce qui paraît être un handicap est parfois comme une grâce ! Citant Nietzsche, Alexandre Jollien — philosophe souffrant d'une grave infirmité motrice — écrit, dans son livre "Le Philosophe Nu" : "Il faut avoir un chaos en soi pour mettre au monde une étoile filante".

Et la créativité, c'est comme une jeunesse sans cesse renouvelée ! A moins que ce soit l'inverse : Ici, dans la conscience claire de cet ici  qui est à zéro millimètre de soi, totalement vide et totalement plein de l'autre, plein  à ras-bord d'autre, il y toujours du nouveau. Ici, à zéro millimètre de soi, on n'a pas d'âge, pas d'identité précise, et les mots jaillissent spontanément d'on ne sait où !

Amicalement,
Jean-Paul


PROJECTION ET DIVISION 


Qu’est-ce que  la projection ?

Les psychologues occidentaux ont beaucoup étudié le phénomène de la projection. Anna Freud en parle dans son livre célèbre "Les mécanismes de défense du moi".  Ce qu'on a appelé "L'ego-psychology" ("psychologie du moi")  s'y est également intéressé. Généralement, la projection est considérée comme un  mécanisme pathologique par les psychiatres traditionnels. Pour ma part, je suis plutôt enclin à croire mon ex-maître à penser Fritz Perls, quand il disait que tout est projection et que la vie consiste à se réapproprier progressivement ce que nous avons projeté (inconsciemment) à l'extérieur. C'est-à-dire tout ce qui existe. Une certaine forme de zen va aussi dans ce sens : par exemple, il ne vous laissera pas dessiner la branche d'un arbre avant que vous vous soyiez parfaitement identifié à cette branche, pas avant que vous soyiez devenu cette branche (votre projection). 

De mon point de vue (qui est  spirituel, c'est-à-dire pas spécialisé dans un domaine particulier), la projection est un mécanisme banal qui est très répandu. Personne n'y échappe ! Il fonctionne bien parce que chacun de nous est fortement attaché  à son image de soi ou des personnes auxquelles il s’identifie : sa famille d’idées, sa famille biologique, spirituelle, politique, religieuse, ethnique, sportive, etc. C'est grâce à la projection que la sensation douloureuse d’être divisé se perpétue. Elle nécessite en effet que nous expérimentions l'autre et nous-mêmes comme constituant deux identités irrémédiablement séparées.  

Et alors, nous percevons chez les autres ce qui est en nous. Ou, plus exactement, nous percevons uniquement en l'autre ce qui est aussi en nous.  Par exemple, nous projetons notre propre agressivité sur  une autre personne. Nous avons vraiment l'impression qu'elle nous agresse. Nous ne voyons pas que si nous ressentons aussi désagréablement son agressivité, c'est parce que parce que nous aussi, nous sommes, ou nous sommes capables en tout cas d’être aussi agressifs. Sinon, l'agressivité de l'autre n'aurait aucun sens pour nous. 

Je répète, c'est un processus plutôt banal, mais qu'on ne remarque que lorsqu'il se manifeste par une expression exagérée, souvent sous la forme d'un jugement extrême concernant soi-même ou l’un de ses proches. D'où la boutade, souvent utilisée par les enfants : « C'est celui qui le dit qui l'est ».  Par exemple, nous pensons qu’une autre personne est stupide, égoïste ou très vulnérable et devant donc être protégée. En réalité, c’est que, quelque part, nous nous sentons nous-mêmes stupides, égoïstes ou très vulnérables et devant être protégés. 

C'est le contraire même de ce que j'appelle parfois « le double ressenti » - qui consiste à ressentir consciemment et en même temps ce que ressent l'autre et ce que nous-mêmes nous ressentons. 

Prenons l’exemple d’une personne qui nous agresse. Le double ressenti consiste à ressentir consciemment l’agressivité de l’autre comme si c’était la nôtre et, en même temps, à ressentir notre réaction, par exemple de vexation ou de peur, à cette agression. Il s’ensuit une sensation de détachement – qui ne nous empêchera pas de réagir à l'agression, mais alors notre réponse sera  juste, mesurée, adaptée à la situation. 
 

Faut-il  se débarrasser de la projection ?

Toute projection s'appuie sur une conception schématique du monde. Il y aurait dans le monde deux catégories de personnes : les bons d’un côté et les mauvais de l’autre. C'est cette conception qui nous a été inculquée par notre éducation et qui est entretenue "systémiquement" par la société,  c'est-à-dire par l’école, les médias et les religions. 

La projection est particulièrement évidente quand cela nous arrange de comprendre ou de signifier qu’en situation le « bon » est de notre côté ou du côté de ceux que nous considérons comme étant les nôtres, bien entendu. Je veux dire : le « bon » au sens moral ou le « bon » au sens pratique d’agréable, de réussi, d'efficace... Et le mauvais est évidemment en face, de l'autre côté.  

Mais il arrive souvent que les gens projettent aussi sur les autres ce qu’il y a de bon en eux, par exemple quand ils éprouvent une admiration excessive pour une autre personne. Des foules d’admirateurs font cela couramment avec les grandes vedettes qui leur sont présentées par les médias. Un autre cas de figure très répandu, c’est de projeter sa propre sensibilité ou sa propre fragilité psychologique sur les autres. Ainsi, on peut les aider, souvent de manière efficace d’ailleurs, car on ressent bien ce qu’ils ressentent et ce dont ils ont besoin. 

La réalité est qu’il y a du bon et du mauvais en chaque être et en chaque groupe d’êtres, quelles que soient leurs opinions, quelle que soit leur nationalité, leur niveau social, leurs croyances, leur race, etc. ! Mais les médias, les religions et même la plupart des enseignements spirituels s’acharnent à nous présenter le monde comme étant divisé en deux catégories opposées : la catégorie du bien et la catégorie du mal ! Les religions cultivent pieusement l’opposition traditionnelle entre des entités positives et des entités négatives. D’où les saints qu’on vénère et les entités sataniques que l’on fustige. 

Les fictions les plus appréciées, en particulier au cinéma et à la télévison, mettent en scène des conflits entre bons et méchants ou entre forts et faibles, ce qui revient au même. Et, dans le domaine spirituel, chacun est persuadé de posséder la vérité, même quand il veut bien tolérer celle des autres. Tolérés ou combattus, ces autres sont de toute façon soit dans l'erreur, soit dans le mensonge !  C’est sur cette division entre le bien et le mal, ou entre le bon et le mauvais, que repose le mécanisme de la projection qui, lorsqu’il est archaïque et compulsif (comme on le voit, par exemple, sur la scène politique internationale), peut entraîner beaucoup de malheurs. 

Alors, nous sacralisons une certaine interprétation de la réalité, nous nous accrochons à une interprétation de la réalité, qu'elle ait été acquise socialement ou créée par nous-mêmes. Dans tous les cas, cette compréhension nous permet de nous attacher à une image bien délimitée de nous-mêmes et des nôtres. Et nous fonctionnons en nous préoccupant tout de suite de savoir de quel côté est l’autre que nous venons de rencontrer : est-il du bon côté (par exemple du bon côté spirituel : le nôtre) ou est-il du mauvais côté ?  Nous ne nous ressentons pas du tout être ce que nous sommes essentiellement, c'est-à-dire un être qui se préoccupe d'intégrer des expériences de vie et des points de vue différents du sien plutôt que de s'empresser de les rejeter. 

L'espace-temps immense que je suis ici, à zéro millimètre et à zéro fraction de seconde de moi, est conscient d'être à la fois totalement vide et complètement plein, à ras-bord, de l’autre, d’autre, de différent. Je répète : plein à ras-bord de différent, de différent de ce que je suis ! 
 

La projection  ne se fait pas que sur les autres mais aussi sur son propre passé, sur son propre futur.

Ce serait un mécanisme banalement psychologique si l’on ne projetait que sur les autres. Mais c'est bien plus ! C'est un processus constant, qui est au cœur même de l'incarnation, au cœur même de la division, de la dualité. Tout ce que nous rejetons sur l'autre, c'est pour pouvoir nous différencier en tant qu'identité bien distincte, en tant qu'image. Il n'est pas possible de percevoir quelque chose sans projeter. C’est la réaction la plus immédiate à toute perception. 

Et donc, nous projetons aussi sur l'image de nous-mêmes enregistrée par notre mémoire, sur l'image que nous avons de notre passé. Ou bien sur ce que nous imaginons que nous pourrions devenir, dans notre futur. Nous pensons, par exemple : « Ah, à cette époque (ou : « il y a une heure ou il y a une seconde »), j'ai vraiment été mauvais ! » ou encore : « Dans dix ou quinze ans j'aurai acquis tel ou tel bien, ou telle ou telle qualité ». 

Nous projetons sur notre passé, sur notre futur, sur les autres êtres afin de nous sentir séparés de notre passé, afin de nous sentir séparés de notre futur. C’est ainsi que nous entretenons une distance entre : 

- d’une part ce que nous sommes ici, à zéro seconde de nous-mêmes 

- et d’autre part ce que nous avons été dans notre passé ou que nous serons dans notre futur (ce que nous espérons ou craignons)

 alors qu’en réalité il n’y a aucune distance ! 

Alors que tout se passe ici, uniquement ici, à zéro fraction de seconde et à zéro millimètre de soi ! Tout se passe ici, tout se passe  maintenant ! Passé, futur, présent ne font qu’un. Les voyants comprennent très bien ce que je veux dire (même s’ils ne l’expliquent pas nécessairement avec les mots que j'utilise).     


LETTRE 4 (vers septembre 2004)

J'ai découvert récemment - avec un peu de stupéfaction, je l'avoue - que ce que je ressentais (sentiments, émotions, sensations corporelles...) était, par nature, par nature, totalement silencieux. Je veux dire qu'en soi, cela ne signifie rien. Ensuite, je peux coller une quantité innombrable de sens là-dessus, c'est vrai. Et je ne m'en prive pas ! Du reste tous ces ressentis sont déja étiquetés par mon environnement social. C'est comme les notices qui sont livrées avec les boîtes contenant un appareil électrique. Elles t'expliquent à quoi ça sert. Quand j'ai peur, je me considère comme étant un peu lâche, par exemple. C'est bien expliqué sur la boîte de la peur !  Mais être lâche ne me convient pas du tout, bien sûr. Changer le texte de la notice ne me convient pas plus. A force de fixer mon attention tous les jours là-dessus, j'ai fini par découvrir que ma boîte est vide. Ou que j'ai perdu l'appareil. Quelqu'un ne me l'aurait-il pas volé ? Que personne ne sorte d'ici !

Un jour, j'extériorisai généreusement une vilaine colère à l'adresse de ma compagne. Elle est allergique aux poils de chat. J'avais donc acheté un produit répulsif pour empêcher ces charmants animaux, nombreux dans notre voisinage immédiat, de traverser le jardin. Et puis voilà qu'elle me dit qu'elle souffre de l'odeur du produit. Elle exagère ! Ma colère signifiait qu'elle était vraiment la méchante persécutrice et moi la gentille victime agressée, faisant des efforts désespérés de serviabilité non reconnus.

Le même matin, mon ex-femme, Marion, m'avait offert gracieusement- par voie téléphonique - un  paquet bien ficelé d'insultes. Quand mon fils Louis est avec moi, je l'entraîne dans ma malbouffe et - qui sait ? - je l'entraînerai aussi plus tard peut-être dans mon quasi-alcoolisme. Et puis quand il revient chez elle, il fait preuve d'une arrogance insupportable - notamment au sujet de leur manière de s'alimenter. Ma manière d'être (marginale) est en train de devenir son unique référence, etc. etc.  C'est ce qu'elle disait, n'est-ce-pas !  Je l'ai écoutée - sans l'interrompre - pendant au moins quinze minutes. Sa conclusion (sans appel) a été que, à partir de la prochaine rentrée scolaire, il n'avait qu'à venir habiter chez moi. J'ai répondu calmement : "Oui, nous allons y réfléchir". Et elle a raccroché. (Bien entendu, Louis a continué à habiter chez sa mère et son beau-père, et nos relations à tous les trois sont maintenant excellentes).

Quand elle parlait, je m'efforçais de ressentir ce qu'elle ressentait en étant attentif, en même temps, à ne pas oublier pour autant mon propre ressenti. Ça marchait de temps en temps, pendant quelques secondes et, à chaque fois, je me sentais sourire, presque heureux, bien que continuant à me sentir un peu blessé. Je me prenais à ressentir à nouveau une certaine tendresse pour Marion, pour ce mélange de réactivité violente, de fraîcheur et de générosité passionnelle qui la rend si attachante. Et puis, après avoir raccroché, il y a eu un long moment de silence intérieur, que j'ai savouré avec une douceur enivrante. Je ne pensais plus à rien. J'avais l'esprit totalement vide. Je n'en ai même pas parlé à ma compagne alors que ce genre d'incident téléphonique - qui se produit deux ou trois fois par année - m'affecte d'habitude tellement que nous passons ensuite un temps infini à l'analyser et le comprendre. 

Tout d'un coup, en écrivant ces lignes, le silence m'envahit à nouveau. Je ne sais plus quoi dire, quoi écrire. Pourquoi j'écris tout ça ?  Sans doute pour le conserver dans ma mémoire. J''ai peur de le perdre, peur de perdre ce secret. Mais précisément : ne doit-il pas rester secret ?  Le ressenti est silencieux. Le ressenti est silencieux. Le mien et celui de l'autre. Chaque fois que j'ai cette pensée, c'est le silence qui survient aussitôt après. Le ressenti est silencieux. Mais si je viens te le dire dans ton cabinet à Paris, je sais que tu auras ton sourire énigmatique qui voudra dire : "Ah, oui, Jean-Paul, le ressenti est silencieux ? Alors que ressens-tu maintenant, en ce moment même ?" Et moi, je penserai, suivant mon programme postsoixanthuitard auto-implanté  : "Je ne dois pas craindre de lui dire mes ressentis, car il ne faut pas avoir honte de ses émotions, de ses sentiments et sensations" .

Et si je ne dis rien, si j'entre simplement dans l'essence silencieuse de mon ressenti présent (Qu'est-ce que c'est ?), je n'ai plus rien à te dire.  Peut-être vais-je t'embrasser ou partir, ou me mettre à chanter. Je ne sais pas. Je ne sais rien.

En fait, j'ai l'impression qu'il ne s'agit pas vraiment d'entrer dans l'essence silencieuse du ressenti. Ce que je vis, c'est que le ressenti est de toute façon d'essence silencieuse, que je le veuille ou non. Maintenant, je peux ne pas le voir, c'est vrai.. Et c'est d'ailleurs ce que je fais habituellement. C'est ce que j'ai fait quand j'ai exprimé ma colère vis-à-vis de ma compagne au sujet du produit répulsif anti-chat. Après tout, j'aurais pu savourer cette colère intérieurement - sans nécessairement l'exprimer. Mais il a fallu que je lui donne du sens, surtout quand elle s'est mise à pleurer.  "Excuse-moi, je me suis mis en colère parce que..."

Elle est fragile. Je ne veux pas m'identifier à cette fragilité ? J'ai menacé d'aller noyer dans le canal les mignons petits chatons qui s'ébattent sur la pelouse. Elle a envie de les caresser, de les prendre dans ses bras (au risque de se rendre malade). Elle fragile, moi fort ? Ne suis-je pas fragile, moi aussi?  Et elle, elle est très forte côté prise de parole en public : confiance en elle, voix claire d'enseignante qui subjugue ses élèves, détermination et puis sa faculté d'organisation, ordre, propreté, sens pratique, etc. Moi, je suis loin d'avoir tout ça.

Je me sens soulagé. L'autre me libère. Ressentir ce que ressent l'autre ne m'empêche pas de ressentir ce que je ressens. Il s'ensuit le silence. Non, c'est l'inverse  ! C'est plutôt le silence qui induit ce double ressenti, qui le permet. Mais d'où vient donc le silence ? Peut-être de la conscience aigüe (comme une lame de rasoir) que tout se passe uniquement ici, à zéro millimètre de moi, et maintenant, à zéro fraction de seconde de moi... Ne serais-je qu'un tambour que ferait vibrer la caresse de l'éternité silencieuse et invisible ?...

Je ne sais pas. Peut-être le sais-tu, toi ? Dieu, le vide, l'être, le non-être, le néant ?... Bof, ce n'est pas si important !  L'important, c'est qu'il existe et qu'il me suffit d'en faire l'expérience consciente. Bizarre, plus de problème... Plus personne... Je me sens bien.

C'est tout à fait le contraire de ce que l'on m'avait fait croire (ah, les salauds !). Il n'y a que le silence.  C'est vrai que je veux toujours lui donner du sens. À quoi ça sert ? Qu'est-ce que ça veut dire de Jean-Paul ?  Ce Jean-Paul, il est doué, quand même, pour pouvoir faire cette expérience de silence ! En tout cas certainement supérieur aux autres ou à ce qu'il a pu être dans son passé. Ou encore : si j'utilise ce truc du silence, c'est le bonheur assuré !  Je pourrais peut-être l'enseigner à d'autres, n'est-ce-pas ! 

Mais le silence, c'est le silence. Une simple expérience. C'est le silence de la mort. Dans le silence total, je meurs à moi-même. Et je ressuscite immédiatement en tant qu'autre ! Mais l'inverse est aussi vrai, n'est-ce-pas. Ëtre autre  (= être l'autre) me fait mourir à moi-même, me fait me taire.

Mais l'autre n'est pas silencieux. Il est même souvent très bruyant. Et c'est vrai que je suis toujours très perturbé par le bruit. Bruit incessant des tondeuses à gazon, des bus qui passent dans la rue, un chien qui aboie au loin, une scie électrique tout près, le tonnerre soudain d'un marteau piqueur... Ça m'empêche de me concentrer. Je n'arrive plus à aligner mes pensées (et même parfois mes paroles) de manière cohérente. Ah, le bruit fait silence en moi ! C'est ce qui n'a pas de sens qui est silencieux ! 

Je me demandais pourquoi je vivais dans un lieu aussi bruyant, moi qui aspirais à une retraite paisible. Je viens de le comprendre à l'instant. Les raveurs, avec leur musique techno, auraient-ils inventé un nouveau type de méditation ? C'est le bruit qui est silencieux  ? S'il n'a pas de sens pour moi. Et c'est ce qui est le cas pour les tondeuses à gazon et toutes les machines de ce genre. Mais Romane (ma compagne) fait aussi beaucoup de bruit avec son joli visage si jeune, si séduisant, avec sa voix claire et chaude ! Je ne peux pas ne pas y réagir, car c'est toujours plein de sens. "Mon chéri à moi, as-tu bien dormi?" - "Viens, je veux te faire plaisir" -  "Non, ne me touche pas le dos, il est fragile !" - "Je me sens épuisée, aide-moi." - "Il faut aller voir les parents....", etc., etc.

A chaque instant je perds conscience du silence. Je m'enivre de mots, je m'enivre de sens, je m'enivre tout court. Je suis plein de sens qui me font réagir en affirmant fort d'autres sens. L'essence de l'ivresse, c'est le culte du sens poussé à l'extrême, c'est-à-dire jusqu'à l'insensé. Une sorte de défi au bon sens, n'est-ce-pas !  Moins il y a de sens, et plus j'ai envie de m'enivrer d'une manière ou d'une autre pour en trouver afin de réagir, afin de me sentir important, ne serait-ce qu'en signifiant, par mes paroles et surtout par mon attitude, que rien n'a de sens. Car, dans l'ivresse, je peux signifier n'importe quoi. Et tout à fait l'inverse, bien entendu. C'est excitant !

Mais je peux obtenir le même sentiment de liberté en restant simplement conscient du silence sous-jacent. C'est plus économique et moins dangereux pour ma santé. Cela me permet en plus de rester calme et bien ouvert à tout autre qui survient.

A la question : "Qui suis-je ?",  aujourd'hui j'ai envie de répondre en signifiant que je suis une machine à emballer. C'est une machine très performante, qui ne cesse jamais de fonctionner. Les étiquettes sont variées, parfois brillantes, d'autres fois ternes. Mais ce qui est emballé est constant. C'est du silence. Peut-être parce que, à bien y regarder (et écouter), la machine elle-même est totalement silencieuse. Et ceci n'est pas une métaphore ! C'est une perception.

Je termine un très gros livre que j'ai commencé à écrire, il y a deux ans. J'ai produit beaucoup d'efforts afin de soigner le style, de  le rendre lisible (contrairement au précédent). Et maintenant j'en arrive au silence. Il n'y a rien à dire, rien à écrire !  Je pourrais peut-être le publier de manière anonyme, en utilisant un pseudo et en l'intitulant "Silence, il n'y a rien à dire".  A moins que je le détruise tout simplement.

Je ne sais pas ce que je dois faire. C'est bien.  Je vais peut-être finir par me taire !

Jean-Paul Inisan (vers septembre 2004)


LETTRE 3 (2006)

Je me souviens d'avoir été souvent déçu lorsque je venais de te donner la réponse aux "questions" des séminaires intensifs vers la libération*. J'avais l'impression d'avoir vécu des expériences exceptionnelles. Et toi, tu avais toujours l'air dubitative... Jamais enthousiaste, encore moins émue. Dans tes réponses brèves aux textes que je t'adressais parfois après les stages, tu te disais pourtant touchée. Une fois, en cours de session, Monique (ton assistante) avait été bouleversée par ce que j'étais en train de vivre. Elle déclara ensuite qu'elle se sentait heureuse d'avoir vécu cet émerveillement au moins une fois dans sa vie. Mais toi, tu ne semblais pas prendre la mesure de ce qui s'était passé.

Après-coup, je me disais que tu ne comprenais vraiment rien. "Elle ne me fait pas avancer". "Elle ne reconnaît pas la valeur de mes prises de conscience" ! "Pourtant, merde oui, cela veut dire quelque chose !" -  "Elle faisait toujours la difficile" - "Elle jouit de son rôle de maître"  "Attends, reste avec cela, goûte-le pendant une session ou deux...", me disais-tu.  "Elle ne comprend pas que je suis très avancé dans ma recherche peut-être parce qu'elle l'est moins que moi".

Quand je croyais avoir reçu gratuitement une grâce que je n'avais nullement méritée, tu me signifiais que le terrain avait été préalablement bien labouré. Mais tu ne manifestais aucune estime particulière pour "mon travail". Pas plus en tout cas que pour celui des autres participants aux séminaires. Un jour,  j'ai décidé de ne plus venir te rendre compte.

Aujourd'hui, je viens de découvrir qu'il ne s'est jamais rien passé. Toutes ces expériences d'illumination, ce n'était rien.... En même temps c'était extraordinaire, il est vrai. Mais pas mémorable, pas mémorisable en tout cas ! Cela ne signifie absolument rien à mon sujet. Pas plus que mes soi-disants problèmes, en tout cas. En fait l'expérience du "Je suis" doit être totalement anonyme. Si nous y pensons comme à une performance (spirituelle), nous la perdons immédiatement.

Je ne veux pas que tu crois que je comprends ton attitude parce que je sais qu'alors tu vas me tester avec une signification sur laquelle je vais me précipiter avidement - sans doute pour la contester (au moins intérieurement). Car tu vas devoir encore être contradictoire en me signifiant que ce n'est toujours pas ça.  Pas tout à fait ça encore, n'est-ce-pas !  Mais si je m'attends à être déçu, peut-être seras-tu approbatrice. 

Cette contradiction incessante - qui aujourd'hui me paraît être l'essence même de l'autre (et que suis-je d'autre ?) - me laisse sans voix, me laisse sans voie, me laisse sans vie. C'est la mort de mon ego ! Mon intelligence ne me sert plus à rien aujourd'hui, sauf à comprendre qu'il n'y a plus rien à comprendre !  Qu'est-ce que je pourrais donc retenir quand ce que je dois retenir n'est jamais identique ? La logique et la mémoire fonctionnent avec le principe d'identité... Mais le maître est expert dans l'art de brouiller les pistes. Tout est toujours différent. Rien n'est jamais identique. C'est l'essence même de la réalité.

Sans doute doit-il alors toujours signifier (habilement) l'inverse de son disciple. Sinon, ce serait source d'attachement (du disciple à ce qu'il a vécu ou/et au maître). Un coup le maître dit blanc, le coup après il dit noir. C'est bien et, ensuite (voire même en même temps), c'est mauvais. Un jour, il te signifie qu'il a de l'estime pour toi et ton travail.  Le lendemain, il se comporte comme si tu n'existais pas. Il ne te regarde pas. Et ainsi de suite.

Le disciple doit toujours être surpris jusqu'à ce qu'il accepte d'être surpris à chaque instant. Et alors, bien entendu, il ne l'est plus. Il n'est plus dépendant de la moindre signification qui lui est adressée ou qu'il s'adresse lui-même à son sujet ou au sujet des autres (ce que, dans mon jargon intérieur, j'appelle des "significations identitaires").

C'est un jeu dangereux, car le disciple peut finir par croire que le maître est fou  (à moins que ce soit lui-même) ou, en tout cas, incompétent. Et, après avoir changé de maître plusieurs fois, après même peut-être être devenu son propre maître, il constate qu'ils sont tous aussi incohérents les uns que les autres.

Et il se met tout d'un coup à rire en regardant l'interaction absurde des significations identitaires verbales et non verbales qui s'enchaînent interminablement les unes aux autres comme les vagues de la mer ne cessent jamais de se suivre les unes les autres. Il découvre qu'il a passé toute sa vie à se dire : "Vois, entends ou sens comment je suis ou comment sont les miens (ceux que j'aime). Et vois, entends ou sens comment sont les autres !"

C'est un jeu absurde. Et c'est bien ainsi. Comme dit si bien Cioran : "Le fait que la vie n'ait aucun sens est une raison de vivre, la seule du reste".  Alors je peux vraiment goûter chaque instant, chaque être, comme un instant unique, comme un être unique. Chaque instant est différent !  Chaque être est différent !

Albert Camus, lui, a écrit : "Il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre". J'ajouterai : "Il n'y pas d'amour des autres sans désespoir des autres". C'est quand je n'attends plus rien d'eux que je me sens les aimer vraiment.

* Séminaires de développement personnel et spirituel, créés aus USA par Charles Berner et importés en France par Jacques de Panafieu. (L'auteur de cette lettre a participé à une vingtaine de ces séminaires)

(N.B. : L'auteur remercie les lecteurs de ne pas le confondre avec le personnage (fictif) qui répond aux questions dans les textes qui suivent).

 

DE LA LIBERTÈ D'EXPRIMER SES ÉMOTIONS, SES PENSÉES

Q. : Qu’en est-il des émotions fortes comme la peur, la colère, la passion? La plupart des enseignements spirituels dénoncent la nocivité de ces émotions et même de certains sentiments. Et puis il y a l'exemple des "êtres réalisés". Même s'ils se permettent d'exprimer parfois ce qu’ils ressentent, ils semblent éprouver généralement un calme et une confiance inaltérables. Par ailleurs beaucoup de méthodes thérapeutiques et même spirituelles proposent d'extérioriser les sentiments, les émotions  et les pensées afin de s'en libérer.

Ce n'est pas d'exprimer les bonnes ou mauvaises pensées, ce n'est pas d'exprimer les émotions négatives ou positives qui vous libèrera des émotions ou des pensées. Ce qui vous en libèrera, c'est de vous sentir vraiment libre de ressentir ou de penser ce que vous ressentez ou pensez et vraiment libre d'exprimer vos ressentis ou vos pensées, quels qu'ils soient. Les véritables maîtres sont ceux qui sont capables de communiquer ce sentiment de totale liberté, qui repose sur la conscience de ce que vous êtes réellement ici, à zéro fraction de seconde et à zéro millimètre de vous.

Mais il ne faut pas confondre  cette conscience de votre  liberté de ressentir et d'exprimer ce que vous voulez, qui est une liberté de fait, il ne faut pas la confondre avec l'obligation prescrite de ressentir et d'exprimer ce que vous voulez. Il n'y a aucune obligation d'exprimer toutes les pensées ou toutes les émotions. Vous êtes libre de ressentir telle émotion ou ne pas la ressentir. Vous êtes libre de l'exprimer ou ne pas l'exprimer.

Cette liberté illimitée - qui est totalement silencieuse -, elle vous paraît évidente quand vous dirigez votre attention vers maintenant et ici, à zéro fraction de seconde et à zéro millimètre de vous. Quand vous percevez clairement ce cadre spatio-temporel immense, silencieux et invisible, dans lequel vous vous trouvez, vous vous sentez libre de ressentir, de penser et d'exprimer tout ce que vous voulez parce que vous ne vous attachez à rien. Ici, il n'y a pas d'attachement à quelque chose qui pourrait vous définir en tant qu'identité bien différenciée.  Ici, peu importe ce que vous pensez, ce que vous ressentez et ce que vous exprimez ! Ici, vos émotions ne veulent rien dire de vous, ne signifient absolument rien à votre sujet. Donc vous les oubliez. Elles surgissent et peuvent être extrêmement intenses mais elles disparaissent sans laisser de traces. Vous ne vous en souvenez pas. Ce n'est pas important. Et c'est vrai que, pour un observateur extérieur, vous  ne semblez pas alors débordée par vos émotions ni par vos pensées. Mais c'est uniquement parce que vous vous permettez de les ressentir totalement, sans la moindre restriction.

Les personnes qui sont dévorées par leurs émotions ou par leurs pensées le sont parce qu'elles y résistent, parce qu'elles y réagissent en leur conférant une signification – négative ou positive (un jugement, si vous préférez ce mot) – qui les différencie. Pour elles, leurs émotions ou leurs pensées, surtout quand elles sont extériorisées, signifient quelque chose à leur sujet ! Elles veulent y réagir de manière très signifiante !  Elles ne se permettent pas vraiment de les ressentir sans que cela ait un sens, n'est-ce-pas !  Autrement dit, elles ne se permettent pas de les ressentir silencieusement ou, plus exactement, elles ne veulent pas devenir conscientes du silence de leurs émotions, du fait qu'elles ne veulent absolument rien dire de ce que ces personnes sont essentiellement. Les émotions ne signifient rien de ce que vous êtes essentiellement !

Q. : Mais qu'en est-il des personnes qui ont pris le parti de toujours extérioriser bruyamment leurs émotions ?

On leur a sans doute dit que c'était un bon procédé pour éliminer le stress.  Elles se disent, par exemple : « Ah, ça fait du bien d'exprimer ses émotions et ses sentiments ». Mais l'expression elle-même devient alors un comportement très distinctif, qui revêt une signification à laquelle elles s'attachent et qui fait persister le ressenti ou le fait se répéter compulsivement. Il n'y a aucun détachement, aucune liberté.

Q. : Alors faut-il exprimer ou ne pas exprimer ses émotions ?

Je répète, ce n'est pas l'expression en elle-même qui est importante. Ce qui est important, c'est le sentiment de liberté. C'est le sentiment d'être totalement libre de le faire et de ne pas le faire, totalement libre d'exprimer et de ne pas exprimer tous ses ressentis et même toutes ses pensées. C'est pourquoi les thérapeutes qui, quand c'était la mode, ont eu suffisamment de charisme pour permettre à leurs patients d'exprimer vraiment librement leurs pensées ou leurs émotions, ont pu leur donner l'impression d'une certaine libération.

Cependant la fragilité de ce résultat ou les attitudes égocentriques qu'il a pu parfois susciter viennent de ce que ces thérapeutes n'ont pas pu faire voir à leurs patients de quoi était exactement faite cette liberté qu'ils venaient d'expérimenter. Et ils n'ont pas pu le faire parce qu'eux-mêmes n'avaient pas expérimenté consciemment la nature silencieuse de cette liberté. Ils n'avaient pas eux-mêmes expérimenté l'immensité silencieuse et invisible maintenant-ici, à zéro fraction de seconde et à zéro millimètre d'eux.

Et donc, ils ont créé de nouveaux attachements identitaires, d'ordre matériel ou immatériel, en inculquant ou en renforçant la croyance qu’ici, à zéro fraction de seconde et à zéro millimètre de soi, il y a bien une image de soi et qu'il faut apprendre à s’affirmer, à se défendre énergiquement et même à acquérir sans cesse de nouveaux avantages. Ce que, selon eux, l'expression libre des émotions ou des pensées peut aider à faire.

Exprimer ses émotions ou ses pensées a alors acquis cette signification que beaucoup de personnes ont valorisée et à laquelle elles se sont attachées. La liberté d'expression (émotionnelle) est devenue un moyen de se différencier avantageusement à ses propres yeux, de s'attacher à une nouvelle idée, de valoriser une nouvelle idée, de s'attacher à une nouvelle image de soi. Bref, c'est devenu un nouveau sens identitaire ! Cela s’est mis à signifier que ces personnes-là étaient libres.

Mais la nature de cette liberté illimitée ici que tout le monde peut expérimenter en dirigeant son attention vers ici, à zéro fraction de seconde et à zéro millimètre de soi, est d'être silencieuse et invisible. Ce n'est pas une idée destinée à améliorer son image de soi. Elle ne repose sur aucune compréhension particulière. Et elle ne signifie rien de vous ou d'un autre ! C’est le ressenti conscient et silencieux de cet espace-temps éternel et infini que vous êtes, à zéro fraction de seconde et à zéro millimètre de vous !

C’est une liberté qui ne signifie rien de la personne qui l'expérimente. Elle ne signifie pas, par exemple, que cette personne est libre, libérée ou qu’elle s'est désinhibée. C'est uniquement une expérience, une perception sans interprétation, qui se traduit par un ressenti inexplicable de paix, d'amour et de liberté.

 Et ce ressenti lui-même ne signifie rien de celui ou de celle qui l’éprouve. Si la personne se dit : « Ah, je suis en paix, aimant, libre ! », alors c’est qu’elle ne fait pas réellement l’expérience de ce dont je parle. Quand elle fait réellement cette expérience elle ne peut pas s’en enorgueillir ou même en être satisfaite. Elle n'en tire aucun pouvoir. Elle sait que ce n’est pas elle en tant qu’identité qui est en train de vivre cela !


ICI, FACE À L'AUTRE : SE CONCENTRER ET SE DÉTENDRE

Q. Quand je maintiens mon attention vers ici, à zéro fraction de seconde et à zéro millimètre de moi, j'ai l'impression de me refermer sur moi-même, de me couper des autres.  Je les perçois très loin de moi, comme s'ils n'existaient pas vraiment, comme s'ils n'étaient que des formes sans contenu réel. Ils me sont indifférents. Ce qui est important alors, c'est uniquement cette expérience sublime que je suis en train de faire mais les autres me sont totalement indifférents. Dois-je me contraindre à m'intéresser aux autres ? Sont-ils réels ou ne sont-ils que des apparences ?

Quand vous dirigez votre  attention vers l'immensité silencieuse ici et que vous la maintenez dirigée vers ici, vous ne pouvez  être que totalement ouverte à l'autre, vous ne pouvez être que totalement l'autre, avec une impression indicible de liberté, sans la moindre impression de contrainte.

S'il y a une impression de contrainte, de fermeture aux autres, c'est que vous ne portez pas réellement votre  attention vers ici, à zéro fraction de seconde et à zéro millimètre de vous. C'est que vous vous appliquez seulement à vous conformer à cette idée, sans doute en réaction signifiante à une mauvaise image que vous avez  de vous. Le caractère sublime de votre  expérience vous séduit parce qu'elle vous permet de vous différencier de manière peu commune, de vous valoriser à vos propres yeux et peut-être aussi aux yeux des autres.

Alors, vous l'inscrivez dans votre mémoire, pour vous  elle devient un modèle, un programme !  Vous lui attribuez une signification qui vous permet d’idéaliser votre  image de vous ou celle de ceux qui ont fait la même expérience. Vous vous y attachez. Et alors vous réagissez  de manière très distinctive, que ce soit en vous fermant ou en vous ouvrant aux autres, n’est-ce-pas.

Ce que vous percevez, ce sont peut-être la ou les personnes en face de vous. Et c'est sans doute aussi vous-même en train de faire cette expérience. Mais ce n'est sûrement pas l'immensité silencieuse ici car, je le répète, cette immensité n’est faite que d’autre. Autrement dit, elle n’est faite que de différent ! Et il est impossible de valoriser ce qui est toujours et partout différent !

Q. : Oui,, mais comment résoudre cette impression de fermeture aux autres quand je dirige mon attention vers ici ?

Vous vous sentez fermée parce que vous vous percevez comme un point minuscule dans l'espace ou comme un point minuscurle dans le temps. Ce qui fait que vous n'êtes  pas du tout consciente de l'immensité de l'espace ici, de l'immensité du temps maintenant. Ici constitue alors pour vous  un refuge où vous vous sentez à l'abri de tout autre qui pourrait survenir !

Vous vous contractez, vous contractez votre  attention en la concentrant sur un point unique, en oubliant de la détendre, autrement dit en oubliant de l'étendre ! Quand vous contemplez quelque chose de grand, le faisceau de votre  attention a tendance à s’élargir, mais si vous vous concentrez  sur un point microscopique, il se contracte, n’est-ce-pas ! Mais, en l’occurrence, il s’agit de concentrer votre  attention sur quelque chose de grand, d’immense même. Donc votre  attention doit être à la fois très concentrée et très détendue, n’est-ce-pas ! Votre  attention doit être comme un faisceau de lumière très étroit et elle doit, en même temps, s’ouvrir largement, jusqu’aux limites extrêmes du contexte présent, sans perdre de sa clarté.

Cela implique d'accepter d'être autre chose que ce que vous croyez être maintenant. Sinon il surviendra toujours un évènement imprévu ou une personne apparaîtra qui vous dérangera, n'est-ce-pas ! Et vous n'en voudrez  pas parce que cela vous ferait sortir de l'expérience sublime que vous êtes  en train de vivre. Cela vous dérangera !

Par exemple, pouvez-vous concentrer fortement votre  attention sur cette personne, comprendre ce qu'elle exprime, ressentir ce qu'elle ressent, tout en maintenant votre  attention largement ouverte, parfaitement détendue ? Pouvez-vous ressentir la souffrance d’une personne comme si elle était la vôtre  ou votre  propre souffrance tout en continuant tranquillement à être consciente de l’immensité du contexte ici, à zéro fraction de seconde et à zéro millimètre de vous  ?

Q. : Non. Si je concentre mon attention sur un autre ou sur une douleur que je ressens, je ne peux pas, en même temps, la diriger vers ici. On ne peut pas, en même temps, détendre son attention et la concentrer. On ne peut faire que l'un ou l'autre !

Oui, on ne peut vouloir faire que l'un ou l'autre ! Mais quand vous verrez  bien ce qui se passe réellement, vous découvrirez qu'en fait vous faites  l'un et l'autre, que vous le voulez ou non. Au début, vous aurez  l'impression de le faire alternativement. Vous aurez  l'impression de diriger votre  attention vers ici puis de la diriger vers là-bas, vers ce que l'autre ressent. Et vous reviendrez ici pour repartir à nouveau là-bas.

Et, un beau jour, vous découvrirez que le rythme de ce mouvement alternatif est tellement régulier qu'il en constitue une véritable structure. Tout se fait en même temps. L'attention se dilate et se contracte à des instants successifs qui deviennent de plus en plus proches les uns des autres, si bien qu’un jour il n'est plus possible de les distinguer.

En attendant ce jour, vous pouvez  déjà observer que lorsque vous êtes  détendue, vous êtes  naturellement plus ouverte à l'autre. Vous êtes  plus disposée à l'écouter et à le comprendre. Quand vous êtes  tendue, vous pensez à autre chose, ou vous êtes  préoccupée par quelque chose qui ne vous permet pas d'être vraiment à son écoute.


RICHESSE, PAUVRETÉ ET ÉVEIL

Q. : Est-il plus difficile aux personnes riches ou puissantes de faire l'expérience de leur vraie nature ici ?

Le problème n’est pas celui de la richesse ou de la puissance mais celui de leur signification sociale. Quelle signification ces personnes donnent-elles à leur richesse ou à leur puissance ?

Toute image de soi aspire à la supériorité, à ce qui a  un sens socialement reconnu de supériorité, quel que soit le domaine. Cela peut être des paroles, cela peut être des actions, des réalisations personnelles, cela peut être la possession de biens matériels ou immatériels (comme des connaissances, des diplômes...).

Il y a, bien sûr, des exceptions remarquables qu’il convient d’admettre, mais généralement la réussite sociale conforte l'image de soi, elle suscite de la satisfaction, souvent de la fierté. Elle renforce l'attachement à l'image de soi. On lui donne un sens qui nous valorise ou valorise celui des nôtres qui a réussi. : un de nos enfants, un parent proche, un ami, un compatriote, un membre de sa famille d’idées, etc.  Et on enregistre ce sens dans sa mémoire ainsi que, si possible, bien sûr, dans celle des autres.

Peu importe le domaine : la famille, la carrière professionnelle, l’argent, les biens matériels ou immatériels, les diplômes, la santé, le sport, le sexe, la politique, la spiritualité, etc. La signification de performance à laquelle on s’attache installe quelque chose d’opaque entre

 - d'une part l’attention

 - et, d'autre part, cet endroit silencieux et immensément ouvert ici, qui se situe à zéro fraction de seconde et à zéro millimètre de soi.

C'est pourquoi, c'est vrai, il est très difficile pour les personnes ayant réussi brillamment de connaître la vérité. Plus quelque chose les distingue avantageusement - et plus il leur est difficile d'expérimenter ce qu'est la conscience silencieuse, la liberté, le détachement de leur image d'elles-mêmes. Elles ne veulent pas renoncer à leur image de supériorité (parfois  même spirituelle)

Comme cela les satisfait, elles ne sont pas très motivées pour chercher autre chose. Et puis il y a toujours un risque qu’elles perdent leurs avantages. Elles  doivent s’affairer et faire preuve de vigilance  pour les conserver ou même les augmenter.

Mais, bien entendu, les déceptions et les désagréments finissent par survenir. Ne serait-ce que par le vieillissement inéluctable et la mort. Mais, malgré tout, la plupart des gens s’accrochent désespérément à l’image de ce qu’ils ont réussi ou de ce que leurs proches ont réussi. C’est une des raisons du radotage des personnes âgées, n’est-ce-pas ! Elles aiment parler de leurs exploits passés ou de ceux de leurs enfants ou petits-enfants.

D'autres cultivent secrètement cet attachement. Mais tout le monde a horreur du silence intérieur. Le silence intérieur n'a aucun sens, sauf le sens de l'inexistence, n'est-ce-pas !

Q. : Oui, mais, par exemple, un  maître spirituel n’est-il pas un exemple de réussite sociale ?

Les soi-disant maîtres dans le domaine spirituel n'échappent pas à l'attachement à leur image d'eux-mêmes. Ils sont fiers ou satisfaits d'avoir atteint un niveau tel qu'il suscite l’admiration et la dévotion de nombreux disciples. Ils sont très heureux du pouvoir et de la renommée que cela leur confère.

Certains brillent par leur audace à contester ce qui est considéré comme la norme sociale. Dans tous les cas il y a valorisation d'un sens, d'une interprétation préalablement mémorisée, qui conforte leur définition d'eux-mêmes. Ce qu'ils font, ce qu'ils disent, les résultats qu'ils obtiennent, ont pour eux un sens qu'ils valorisent très fort et auquel ils s'attachent. Il signifie qu'ils sont de véritables maîtres et que leur enseignement est le plus juste ! Et ils n’en sont pas peu fiers !

Mais un être réalisé ne s'attache à aucune signification, ce qui lui permet d'être à la fois spontané et le cœur immensément ouvert à tout autre avec qui il entre en relation. C'est une personne modeste et discrète, presque effacée, bien que spontanée comme un enfant, qui rejette toute forme d'attachement à une distinction identitaire, quelle qu'elle soit, même et surtout celle de maître !

Un être réalisé ne se prend pas au sérieux. Il n'est pas attaché à un rôle signifiant ! Il oublie aussitôt ce qu’il a dit et ce qu’il a fait. Bien qu’il soit capable de redire ou de refaire immédiatement la même chose.

Q. : Et qu'en est-il alors de la pauvreté, des échecs ?

Les personnes dites pauvres souffrent souvent de leur pauvreté.  Peu importe en quoi elles se sentent pauvres ! Tant qu’elles n’ont pas renoncé à  réussir, il leur est très difficile de s’intéresser vraiment au chemin qui mène à l’immensité silencieuse et invisible maintenant et ici, à zéro fraction de seconde et à zéro fraction de millimètre de soi. Pas plus que les personnes riches, elles ne sont détachées de leur image d’elles-mêmes.

Souvent d’ailleurs elles s’identifient à la réussite de proches parents, d’amis ou de ceux que, par convention, elles considèrent comme étant les leurs. Par exemple, elles sont très attachées l’image de leur pays, de leur région, de leur famille biologique ou d'idées, etc.  Et elles peuvent alors s’enthousiasmer pour les réussites sportives ou intellectuelles de ceux qu’elles considèrent comme les siens. Je ne veux pas dire qu’un être éveillé ne peut pas se passionner pour ce genre de distraction. Mais alors, il en est détaché. Pour lui, c’est un simple jeu, auquel il n’attribue pas une importance décisive. Il oublie tout de suite autant le succès  que l’échec.

Riche ou pauvre, la question n’est pas là ! Une personne riche ou puissante, qui est vraiment détachée de sa richesse ou de sa puissance, est bien plus apte à faire l’expérience de l’immensité silencieuse et invisible ici que la personne pauvre qui souffre de sa pauvreté. 


VIOLENCE, LIBERTÉ, AMOUR

Q. :   Comment dois-je me comporter face à une personne violente ?

Si vous  avez  l'impression d'avoir une image de vous  ou des vôtres  à défendre pour affronter une personne violente, vous êtes alors en très grand danger. Mais si vous  vous  sentez détaché de votre  image de vous  - et donc des significations différenciatrices qui l'entretiennent, alors vous  pouvez  facilement maintenir votre  attention dirigée vers ici, à zéro fraction de seconde et à zéro millimètre de vous , vers ce Contenant silencieux, invisible, anonyme, où vous  ressentez clairement votre  identification silencieuse à l'autre, en l'occurrence à cet autre qui est violent.

Ici, vous  expérimentez  silencieusement non seulement ce qu’est la violence mais aussi ce que la personne veut signifier par sa violence. Et ce à quoi elle veut réagir par sa violence ! Vous  expérimentez  la totalité de la personne, soit donc également le Contenant silencieux et invisible, qui se situe à zéro fraction de seconde et à zéro millimètre d'elle, qui est strictement identique au vôtre .

Ce qui vous  permet de rester consciente de votre  propre réaction à la violence de l'autre, de ne pas rejeter votre  réaction, par exemple votre  peur ou votre  souffrance. Il y a des chances alors que vous  vous  détachiez à la fois de votre  réaction et de ce qui a provoqué cette réaction, c'est-à-dire la violence de l'autre.

Ce double ressenti conscient, générateur de silence, ne veut pas dire que vous allez être nécessairement gentille avec l'autre. Mais que vous  fassiez preuve de compassion ou d’une agressivité comparable à la sienne, vous  continuerez à ressentir votre  identification silencieuse à cet autre autant qu'à votre  réaction.

Q. : Oui, mais que dois-je faire exactement ? Est-ce que je dois me défendre face à la violence de l'autre personne ?

Peu importe ce que vous  ferez ! Je vous  le répète : Si vous  vous  sens blessée ou apeurée par une personne violente, c'est que vous  n'expérimentez  pas consciemment votre  identification silencieuse à cette personne !  Donc commencez par cela ! Commencez par vous sentir violente vous aussi ! C’est cela aimer l’autre ! C’est ressentir ce qu’il ressent – en l’occurrence sa violence -  et non pas jouer un rôle de gentil !

Q. :   Ce que vous me dites me paraît difficile car je commence toujours par me sentir blessée, apeurée ! D'ailleurs, je suis incapable de me mettre en colère !

Oui, votre  problème, il est là ! Vous  ne voulez  pas ressentir à la fois votre  peur et l’agressivité de l'autre. Pour vous  il faut que vous  ressentiez les deux comme étant bien séparées : d'un côté le bon, la bonne, la gentille, vous  évidemment ou l'un des vôtres,  victime du mauvais; lequel se situe évidemment de l'autre côté : la personne violente.

Alors même si vous  essayez de diriger votre  attention vers le Contenant silencieux et invisible ici, ce n'est qu'une réaction compulsive de défense. Vous  voulez  signifier que vous, vous  restez calme et compréhensive. Vous  ne voulez  pas ressentir l’agressivité de l'autre et encore moins l’interprétation de la situation qui a déclenché sa colère ! Tout ça, c'est du mauvais pour vous ! Vous  ne voulez  pas goûter au mauvais de l'autre, n'est-ce-pas !

Q. : Mais l'on m'a  appris que la colère était mauvaise. L'on m'a dit que ma vraie nature, ce que vous appelez l'expérience d'ici, était d'être calme, sereine, aimante, que rien ne pouvait la troubler.

Oui, ceux qui vous ont appris cela nient la réalité de l'autre. Mais cette vraie nature dont ils parlent n'est faite que d'autre, que d'autre ! Et cet autre est parfois un autre qui exprime de l’amour, mais c’est aussi souvent une personne en colère, un autre violent, un être blessé !  Pas toujours évidemment, mais cet autre-là ne peut manquer de survenir de temps à autre.

Donc, il est faux et dangereux de dire qu'ici, à zéro millimètre et à zéro fraction de seconde de vous, il n'y a rien qui puisse être blessé. C'est tout le contraire ! Ici, à zéro millimètre et à zéro fraction de seconde de vous, vous  êtes extrêmement vulnérable. Je répète : ici, à zéro fraction de seconde et à zéro millimètre de vous, vous  êtes  extrêmement vulnérable ! Aussi vulnérable que cet autre que vous  ne voulez  surtout pas être ! Par exemple, aussi vulnérable que peut être un jeune enfant, un vieillard ou une personne très malade !

Et ici, vous  êtes  aussi invulnérable ! Ici concentre tous les bonheurs et tous les malheurs possibles imaginables. Sinon, si vous  prétendez qu’ici, c'est la demeure d'une tranquillité inaltérable, même sous la forme de l'amour, vous  faites d'ici, de l'expérience silencieuse d'ici, un comportement distinctif vous  permettant de signifier la force, la tranquillité, la supériorité de votre  attitude ou de votre  savoir ! Mais, en vérité, ici, vous  n’êtes  pas du tout meilleure que les autres !

Le détachement, la liberté propre à ici impliquent de toujours ressentir les deux pôles opposés en même temps : à la fois la joie et la souffrance, à la fois la vulnérabilité et l'invulnérabilité, à la fois la douceur et la violence, etc. ! C'est cela la vérité ! Le reste n'est qu'un discours moral auto-justificateur, inspiré par l’attachement, par la volonté ou le désir de se distinguer avantageusement, par la peur de vous distinguer désavantageusement  ! La morale est très logique alors que l’amour est de nature contradictoire. Il intègre les opposés, il implique le détachement de soi. 


Voir aussi Articles sur la VST (Vision sans Tête)